« Une atteinte aux principes du droit »
Monique Crinon
et Christine Delphy* pointent les contradictions de la procédure d’annulation de mariage – l’épouse ayant menti sur sa virginité –
qui a récemment défrayé la chronique.
dans l’hebdo N° 1007 Acheter ce numéro
Le jugement du TGI de Lille sur l’annulation d’un mariage suscite un grand débat en France. Les féministes, mais aussi les porte-parole de plusieurs partis et le médiateur de la République demandent que ce jugement soit cassé, comme contraire aux droits des femmes ; dans le même temps, la « culture musulmane » est tenue pour responsable. […] Cependant, ce jugement pose de réels problèmes, comme la loi dont il s’inspire. Et il faut dissocier les deux aspects ; il faut parvenir à critiquer le jugement sans céder au climat islamophobe. Il est en effet ridicule de traiter l’obsession de la virginité comme importée d’Afrique du Nord, quand on sait que cette obsession n’a commencé à se dissiper en Europe que vers les années 1960 […].
La plupart des juristes disent que les juges retiennent maintenant, dans les demandes d’annulation, ce qui est « essentiel » aux yeux du demandeur. La notion-clé du jugement discuté n’est pas celle de mensonge, contrairement à ce que beaucoup disent. On a l’impression que cette interprétation erronée est utilisée par beaucoup d’hommes pour soutenir « sur la forme » un jugement qu’ils approuvent en réalité sur le fond. Or, cette interprétation, due à une misogynie qui n’ose pas se montrer ouvertement, se heurte à un obstacle : justement, dans le mariage – et nulle part ailleurs –, le « dol » n’existe pas, et le mensonge ne peut être puni par la loi. La notion-clé du jugement problématique n’a pas été le mensonge, donc, mais le consentement : celui-ci doit être éclairé, et ne l’a pas été, selon le demandeur.
Un autre problème se pose alors : le demandeur serait le seul à décider de ce qui constitue une condition à son consentement ? Mais si un subjectivisme aussi total avait été voulu par le législateur, l’article 180 du code civil dirait : « L’annulation sera accordée si le demandeur estime que les conditions de son consentement, conditions qu’il est le seul à pouvoir apprécier, n’ont pas été réunies. » Or, ce n’est pas ce que dit l’article. Il parle de « qualités essentielles » . En d’autres termes, en donnant raison au demandeur, le juge admet que les exigences personnelles mises en avant sont des « qualités essentielles » , non pas seulement aux yeux du demandeur, mais à ceux de la justice et de la société.
Un autre faux argument apparaît : le mariage serait un contrat privé. Il ne l’est pas, car il est d’ordre public ; mais, surtout, un contrat privé ne peut inclure toutes les clauses que veulent les contractants. La société les encadre, et ne les fait appliquer que si elles se tiennent dans les limites édictées par le droit. Ainsi, un contrat de servitude volontaire est nul et non avenu. Or, les règles sur l’annulation ne comportent pas ces garde-fous. Alors que tous les jugements sont rendus « au nom du peuple français ». Et qu’en validant la demande du mari, la justice dit que l’absence de virginité est un motif valable d’annulation : que l’exigence de virginité peut être appuyée par l’État. En effet, l’approbation du juge fait sortir les motifs du demandeur de la sphère intime pour les faire entrer dans la sphère publique et légale. C’est bien évidemment ce soutien de la loi qui fait scandale.
Des jugements antérieurs, qui n’ont pas été relevés par la presse, sont tout aussi scandaleux, dans la mesure où ils convoquent le droit au secours de préférences qui, sans être illégales, n’ont pas à bénéficier du soutien de la loi. Ainsi, un jugement donnait raison à une demanderesse chrétienne se plaignant que son conjoint eût auparavant contracté un mariage religieux (cour d’appel d’Angers, le 5 décembre 1994). Ce conjoint protestait que la loi ne pouvait approuver cette exigence que si un mariage religieux antérieur apparaissait à la majorité des personnes, et non à sa seule épouse, comme empêchant de consentir à un mariage civil. Il avait raison, et la justice a eu tort. Ces deux cas auraient dû être orientés par le parquet vers un divorce par consentement mutuel, où tous les motifs, y compris les plus idiosyncrasiques, sont admis pour la bonne raison qu’ils ne sont ni demandés ni entendus par les juges.
Tous les cas d’annulation répertoriés ou presque posent le même problème des contradictions internes à la procédure d’annulation : des préférences personnelles peuvent-elles être des qualités validées comme « essentielles » par le droit ? Les propos du juge Rosenczveig sur son blog du Monde [[[->http://jprosen.blog.lemonde.fr/2008/05/31/
annulation-dun-mariage-le-cri-des-ex-vierges-256/].]] illustrent bien cette attitude schizophrénique : « On est dans le strict registre privé, dit-il. Des futurs époux y attachent un intérêt (à la virginité) ; d’autres pas. La société n’a pas à intervenir sur ce terrain. » Or, le problème, c’est que la société est intervenue, et que M. Rosenczveig ne s’y est pas opposé.
Pourtant, il saute aux yeux qu’on ne peut revendiquer la liberté totale des conventions informelles entre deux personnes (liberté qui n’existerait pas s’il s’agissait d’un contrat) et avoir recours à la justice. D’autre part, prétendre que, de facto, dans les annulations, les juges valident n’importe quelle convention est de mauvaise foi. Si le mari avait argué que sa fiancée lui avait juré n’utiliser que de l’huile d’olive et qu’au lendemain des noces il l’ait trouvée avec du tournesol, la juge aurait-elle accepté cette définition des « qualités essentielles » ?
Pour résumer : la « condition » posée par l’époux a été traitée par la justice comme un contrat. Or ce n’est pas un contrat, et cela ne pouvait pas l’être parce que le mariage n’est pas un contrat privé. Mais si cela avait été un contrat, alors il n’aurait pas pu comporter des clauses contrevenant aux principes fondamentaux du droit, dont l’égalité entre hommes et femmes, et le droit de chaque personne à son intimité.
Ce jugement y contrevient, et on peut craindre qu’il ne crée un précédent, et que les tribunaux ne soutiennent l’exigence de virginité, en contravention des lois nationales et des traités internationaux. C’est pourquoi le gouvernement intervient. L’article sur l’annulation doit être modifié, et les cas d’annulation doivent être restreints à un nombre limité de situations où des éléments objectifs démontrent l’absence de consentement de l’un des époux. Le nouvel article 180 du code civil, pas plus qu’aucune autre loi, ne pourra interdire que des futurs conjoints se promettent virginité, mais la loi n’aura pas à en connaître.
Il est d’autant plus regrettable, puisque ce problème est commun à beaucoup de jugements d’annulation, que seul le cas sur la virginité ait été relevé. Car, pris séparément, il donne à croire que l’obsession masculine de la virginité des femmes serait un trait musulman. En cette matière, et au moment où Michel Fourniret vient d’être condamné pour des crimes largement suscités par cette obsession, les Français de souche n’ont de leçons à donner à personne. […]