« À toutes fins utiles…»
dans l’hebdo N° 1009 Acheter ce numéro
Il est sans doute une part non négligeable du travail du sociologue qui consiste à s’intéresser aux moments de la vie quotidienne, événements ou traces écrites, considérés a priori comme les plus insignifiants. Dans la lignée de travaux d’historiens ou de sociologues tels Philippe Artières, Arlette Farge, Numa Murard, Claudine Dardy ou Didier Fassin (dont bon nombre ont d’ailleurs travaillé avec lui), le sociologue Jean-François Laé, professeur à l’université Paris-VIII, a choisi de se plonger dans la masse de ces écrits de travail, par nature éphémères et strictement internes à la structure où ils sont produits, regroupés dans des cahiers accessibles à tous les membres d’un service, que l’on nomme généralement la « main courante » . Bien connue dans les commissariats mais existant très souvent ailleurs, celle-ci est un véritable « réservoir de gestes et d’expériences qui requiert une écriture courante, rapide, automatique, de précision et d’humeur parfois » , où sont consignés scrupuleusement tous les événements, horaires, lieux, dates, identités et autres informations, des plus basiques aux plus importantes.
Des textes par nature non communicables. Le sociologue, lui-même ancien travailleur social, a parfois dû user de stratagèmes pour parvenir à consulter « ces informations au plus bas de l’échelle des documents » , rédigés par un gardien d’immeubles HLM, dans un centre d’hébergement pour personnes à la rue, un service d’alcoologie, un lieu de vie pour handicapés, une maternité… Si « ceux qui tiennent la plume la plongent dans l’intimité d’autrui » , leurs écrits ont plusieurs fonctions et objectifs : de la « prudence » qui veut que l’on consigne, « à toutes fins utiles » , les actes effectués, jusqu’au « contrôle » du travail (bien fait ou non). Réalisant là un superbe travail, à mi-chemin entre ethnographie et sociologie, Jean-François Laé interroge par ce biais le « quotidien d’une poignée de métiers » , révélant en particulier l’engagement intense – au fil d’actes anodins au premier abord, mais en fait souvent lourds de conséquences – de ces travailleurs sociaux confrontés à la détresse humaine au sein de nos sociétés. À travers la lecture de ces feuilles de papier lourdement « lestées de réel » , le sociologue redonne à leurs tâches toute la noblesse qu’elles méritent.