Anticipation
dans l’hebdo N° 1009 Acheter ce numéro
À la télé, les choses ne s’étaient pas vraiment améliorées depuis la grande réforme de 2008.
Malgré le chamboulement des structures et le remplacement systématique, par des fidèles de toujours, des principaux responsables et de quelques têtes de gondole jugées peu fiables, les programmes, de l’avis général, étaient restés indigents (un feuilleton complaisant, « Nico la Fronde », avait fait un flop, de même que « Les Cinq Cerveaux et les talonnettes », un jeu platement inspiré de « La Tête et les jambes ») ; et, de celui du Prince, l’information restait trop imbibée de cette propension au dénigrement qui est la marque d’une profession d’irresponsables, ces fouille-merde de journalistes, qu’il ne supportait plus que réduits à quia. « Il y a tout de même aussi des trains qui arrivent à l’heure, sacré bordel, et je ne connais aucun évêque qui ait jamais mordu un chien ! » , répétait-il à l’envi. *« Il faut décidément que je fasse tout moi-même ! »
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C’est ainsi qu’on apprit, lors des vœux traditionnels de décembre 2009 (à vrai dire sans trop de surprise), le nom du nouveau présentateur du JT unique des trois chaînes principales du Sutef (Service unifié des télévisions d’État françaises) : un certain Nicolas Sarkozy.
RATAGE
La situation du pays était, à l’époque, quasi désespérée. « Insaisissable », aurait dit le Général (un mot étranger au vocabulaire sarkozien).
Après le ratage spectaculaire des six mois de présidence française de l’Europe (« L’arrogance de Paris commence à nous les brouter menu, avaient déclaré, dès la rentrée de septembre, dans un communiqué commun, la chancelière allemande et le Premier ministre luxembourgeois, la France n’est même pas fichue de respecter les critères de Maastricht, qu’elle cesse de vouloir faire la leçon à ses partenaires ! » ) et l’enterrement sans phrase du mirifique projet d’Union méditerranéenne (le bombardement israélien des sites nucléaires iraniens à l’automne 2008 et le périlleux désordre qui s’était ensuivi dans toute la région avaient achevé de le torpiller : « Mais nous remettrons l’ouvrage sur le métier, et je reste optimiste, Monsieur, comme je reste de gauche ! » , avait promis le ministre étranger aux Affaires), l’inflation s’était ajoutée au chômage pour finir de rendre les Français neurasthéniques, furieux, parfois enragés. Passé la trêve estivale (les départs comme les retours de vacances avaient été particulièrement perturbés sur route, sur rail et dans les airs), il ne s’écoulait plus une semaine sans grève ni manifestations des catégories sociales les plus diverses, voire les plus inattendues : avoués, notaires, mandataires aux Halles ou banquiers d’affaires – toutes professions d’ordinaire quiètes – joignaient leurs gémissements aux doléances de tout un peuple de travailleurs qui n’en pouvait plus de toujours trimer plus (pour les privilégiés qui avaient du boulot…) pour gagner de moins en moins, alors que le coût de la vie ne cessait d’augmenter. Sans compter que, malgré les efforts de Brice Cochonnet et des taux de reconduite à la frontière qui crevaient tous les plafonds, le flot des réfugiés économiques ayant fui leur pays de misère était sans cesse renouvelé : la paranoïa policière était à son comble, qui voyait dans chaque type un peu basané un terroriste en puissance. On pourchassait les malheureux échoués dans les bas quartiers de nos villes, mais aussi ceux qui tentaient de leur porter assistance, considérés comme des ennemis de l’intérieur ; et les forces de l’ordre usaient, contre les manifestants et sans grand discernement, de ces nouvelles armes dites « non létales » mises à leur disposition (mais qui causaient pourtant parfois de sérieux dégâts corporels).
Les rédactions de télévision, bien que soumises et résignées depuis l’exil de Poivre en Irlande (d’où, grimpé sur un rocher face à la mer, il fustigeait sans répit le régime), ne pouvaient pas ne pas rendre compte peu ou prou (même beaucoup plus peu que prou) du désordre ambiant : le Château enrageait.
LE CONGRÈS DU PS
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« Et l’opposition ? »* , vous demandez-vous sans doute. Inexistante, envolée, embourgeoisée, aplatie, ratatinée, écrabouillée, émasculée, maraboutée… Allez savoir ! En fait, à l’été 2008, le PS était trop occupé à ses intrigues intestines pour se soucier des soucis du Français moyen ; et son Premier secrétaire en fin de mandat jugeait plus important d’aller commenter les matches de fouteballe dans les lucarnes à Estelle que de se montrer dans les défilés syndicaux.
Jusqu’au bout, le Parti solférinien avait hésité entre un congrès-édredon (style Dijon 2003 ou Le Mans 2005) et un congrès-castagne (style Metz 1979 ou Rennes 1990, fameux crus !). Dans les deux cas, on s’étripait d’abord allègrement, chaque chef de tente commençant par montrer ses muscles, rassembler ses obligés, aligner ses troupes, compter ses alliés : c’était le temps dit des « contributions » . Après quelques regroupements tactiques, la deuxième phase jetait le plus souvent deux camps principaux l’un contre l’autre (trois ou quatre groupes de francs-tireurs faisant mine de rester en lice avec l’intention de monnayer au dernier moment leur ralliement à l’un des groupes dominants) : c’était la phase des « motions ». Le Congrès lui-même était un rituel savamment orchestré, où, entre deux vibrants péans de la piétaille, les ténors se succédaient à la tribune dans un ordre âprement négocié pour s’adresser à la masse des délégués, et au-delà au « peuple de gauche », et au-delà encore à la France – car on ne perdait pas l’espoir, malgré tant de déconvenues, d’avoir encore à la gouverner un jour, d’où la relative importance de l’exercice (qui rappelait un peu les discours des rois sur le front des troupes achéennes en partance pour Troie, voyez ? « Je suis l’époux de la reine, poux de la reine, poux de la reine, le roi Ménélas, le Mé, le Ménélas… » ) : faut pas se louper. On accordait aussi un bout de tribune aux vieux lions, pour leur signifier respect et affection (ils ne mordaient plus) ainsi qu’aux jeunes loups (histoire qu’ils se fassent les dents) : mais c’était aux heures creuses, à l’heure de la buvette et des pauses pipi. Du reste, l’important se passait en coulisses, dans les tractations de couloir ; et surtout, en fin de course, au cours d’une cérémonie mystérieuse, sorte de messe noire nocturne et interminable où n’étaient admis, au prorata de leur poids électoral interne, que les chefs et leurs principaux lieutenants : synthèse ou pas synthèse, c’est là que tout se jouait. Et ce n’est qu’à l’issue de ce conclave qu’on savait si les Solfériniens avaient réussi leur Congrès.
Faut-il préciser que la grande majorité des Français s’en foutait… royalement ?
LUEUR À L’EST
Une fois encore, pourtant, se levait une grande lueur. Et encore une fois à l’Est. L’Est parisien : Montreuil (où siège la LCR) et Saint-Denis (où les héritiers de Léon Davidovitch, branche frankiste, organisaient en ce début d’été leur « dépassement » ).
Quel espoir peut naître de cette amorce d’un nouveau parti « à gauche de la gauche » , c’est-à-dire encore anticapitaliste (et pour tout dire « socialiste » , au sens historique du terme, qui mérite bien d’être ramassé du ruisseau où l’ont laissé tomber ses héritiers abusifs ; voire « communiste » , qu’il n’y aurait aucune honte à tirer des poubelles de l’Histoire, où l’ont jeté les émules de l’Homme de fer), et dont le noyau dur reste trotskiste, mais à la mode Besancenot : la militance dans la joie et la bonne humeur, le Che et 68 comme références historiques avant Octobre 17 et le croiseur Aurore, Zebda et « Motivés » autant que Pottier et « L’Internationale » , et L’Équipe avant L’Humanité… La vie, quoi, avant la « prise de tête » . Oui, quel espoir ?
Bien trop tôt pour le dire, trop échaudé pour y croire, assez respectueux de l’avenir pour ne pas l’insulter : sentiments partagés chez tant d’orphelins politiques. En tout cas de l’intérêt, de la curiosité et un p’tit postier qui caracole dans les sondages. Ce qui enquiquine bien les caciques de la gau-gauche.
ADAPTATION
Le Prince, donc, avait décidé de prendre les choses en main. Toutes les choses. Dans tous les secteurs, sur tous les fronts, à tous les créneaux. Même ses proches commençaient à se poser des questions.
La goutte d’eau qui mit le feu aux poudres fut ce jour où, sans avoir prévenu personne, même pas sa femme, il téléphona à Blanc-Francart pour lui annoncer qu’il entendait interpréter lui-même les chansons du prochain disque de Clara Bruni. « Tu comprends, lui dit-il, même si j’en ai perdu pas mal depuis mon élection, j’ai tout de même encore plus de voix qu’elle, non ? »
Cette fois, son épouse ne put pas refuser de signer, conformément à la loi, le formulaire pour l’HP. Le Prince eut un peu de mal à admettre que les deux messieurs en blouse blanche qui venaient le chercher formaient sa nouvelle garde rapprochée ; et que la grosse berline, blanche aussi, avec un clignotement bleu, était sa nouvelle voiture de fonction. Mais il n’avait pas le choix.
On constata alors une fois encore avec quelle facilité il s’adapte à toutes situations. Dans la cour de Sainte-Anne, il entend un type qui dit à un autre : « – Je suis Napoléon ! » ; « – Peuh !, dit l’autre, et qui donc t’as dit ça ? » « – C’est Dieu, mon pote ! » .
C’est alors que le nouvel arrivant intervient dans la conversation : « – Moi ? J’ai jamais dit ça… »