C’est quoi, un film politique ?
Au moins deux programmes à suivre aux États généraux du film documentaire de Lussas : un séminaire sur la lutte contre le formatage et une incursion dans une production tchèque encore sous l’emprise du passé.
dans l’hebdo N° 1012-1014 Acheter ce numéro
«Filmer politiquement ». Non pas filmer en suivant une ligne politique, mais filmer en ayant à l’esprit que le langage du film est politique. Mais encore ? « On ne conteste jamais réellement une organisation de l’existence sans contester toutes les formes de langage qui appartiennent à cette organisation », assène Guy Debord dans Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps (1959). Sorte d’essai expérimental dans lequel le philosophe situationniste prend un soin malin à éviter de filmer tous les éléments « intéressants » (monument, action…), tout en alignant des phrases ineptes. C’est cette réflexion sur le langage qui sert de point de départ à « Formes de lutte et lutte des formes. Pièges du formatage ou promesses de la forme ? » Un séminaire concocté par Jean-Louis Comolli, Patrick Leboutte et Marie-José Mondzain pour les États généraux du film documentaire, qui se tiennent du 17 au 23 août à Lussas (Ardèche) [^2].
Qu’est-ce qu’un « film politique » ? Par quelles formes passe-t-il ? Comment évoluent-elles ? « Aujourd’hui, il devient clair que la logique destructrice du capital se traduit, du côté des images et des sons, par la destruction de toute dimension d’autonomie chez le spectateur » , estime le réalisateur et écrivain Jean-Louis Comolli. Dans un monde de formatages, les formes sont réduites à du décoratif, du « design politique » , selon lui. « Or, c’est bien par les systèmes de signes que passent les énoncés. » D’où la question : le cinéma documentaire ne se doit-il pas de rompre avec le mode journalistique ? Le spectaculaire ? « La jouissance des yeux, le renouvellement ininterrompu des biens » , ajoute Marie-José Mondzain. La philosophe a choisi trois thèmes pour animer la réflexion : le rapport du silence au son et à la voix, le mélange des genres comme résistance à l’étanchéité des classifications, et les ressources du rire comme « énergie révolutionnaire » ( Tableau avec chutes de Claudio Pazienza, Changer d’image , de Godard). Un film emblématique des « nouvelles figures de combat » , d’après elle ? Bamako (2006), d’Abderrahmane Sissako.
« Explosion de la parole, inversion des rôles, acteurs à présents scénaristes… » Il faut revoir Jaguar (1967) de Jean Rouch, conseille Patrick Leboutte, pour réaliser à quel point le cinéma direct, venu d’Afrique mais aussi du Québec (Pierre Perrault) et de la classe ouvrière (Medvedkine), a libéré la parole, enterré « la dictature du commentaire venu d’en haut » , et, de fait, préfiguré Mai 68.
Parmi la quinzaine de films projetés dans le cadre de ce séminaire, les Mots et la mort. Prague au temps de Staline. Un documentaire réalisé en 1995, dans lequel Bernard Cuau entend montrer « quel écart a pu se creuser en Tchécoslovaquie au commencement des années 1950, entre le réel et son image […]. Quand la politique devient une gigantesque entreprise de mise en scène, image et mots ne servent pas principalement à mentir, mais surtout à inventer un monde fictif… »
Ce film vient comme un écho à « Route du Doc », autre volet des États généraux, qui propose une incursion en République tchèque. L’occasion de prendre le pouls du documentaire dans ce pays où la production cinématographique est florissante. D’où une attention portée aux courts-métrages réalisés par des étudiants de la Famu, la faculté de cinéma de Prague. Quels questionnements déontologiques ? Et quelles nouvelles formes chez une jeune génération qui peine à se défaire de l’empreinte de Karel Vachek, directeur de la Famu et figure du cinéma national depuis la Nouvelle Vague dans les années 1960, jusqu’au virage formel du cinéaste, quand le pays a basculé dans le capitalisme ?
Poids du passé. Le documentaire tchèque montre une certaine fascination pour le noir et blanc, et les archives, nationales et familiales. À tel point que, plusieurs fois, se pose la question de la nature des images et du rapport à l’histoire. Dans A Low Level Flight de Jan Sikl (2006), une femme revient en voix off sur ses relations avec son mari depuis leur rencontre, dans les années 1950. Le plus souvent, c’est lui qui filme, en Super 8. Elle parle et apparaît, voix et sujet, le film superposant son point de vue et celui de son mari. Qu’est-ce qui relève de la mise en scène dans ce film ? Si le texte paraît récent, toutes les images sont-elles d’origine ?
Une œuvre de cette « Route du doc » se situe dans un espace-temps plus proche : Jan Vladislav de Katerina Krusova. Un portrait assez classique en deux temps, 2003 et 2004, de cet écrivain, traducteur et éditeur tchèque de 85 ans, chassé de l’Université après la prise de pouvoir des communistes puis exilé à Paris. L’alternance entre synchronie et diachronie des images et du son dans ce film vient répondre à la distinction que l’écrivain opère entre le « monde naturel » (où l’on mange, dort, fait l’amour…) et le « monde surnaturel » (celui des sciences et de la littérature). Comme pour indiquer le décalage entre ses gestes quotidiens et ce qui s’agite alors dans sa tête : faire le deuil de sa femme, revenir sur sa maladie, rentrer en Bohème, confier que l’absence peut être plus forte que la présence… Tandis qu’il reste très présent au film. Par son corps. Ou ses mots.
[^2]: Contact : Ardèche Images, Le Village, 07170 Lussas, 04 75 94 28 06, .