Cher pétrole…
dans l’hebdo N° 1010 Acheter ce numéro
Cher pétrole, je me décide à t’écrire parce que le monde s’inquiète pour toi, ou pour lui-même. Tu sais combien nous te chérissons, et notre amour grandit avec ton prix. Plus tu es cher, plus tu nous es cher. Tes brusques accès de fièvre et tes envolées vers les sommets sont autant de piqûres de rappel : notre fidélité est à toute épreuve, et l’addiction est telle que nous avons placé en toi l’essence de notre bien-être matériel. Cent cinquante ans de bonheur et de passion charnelle, puisque tout ce que nous mangeons, transportons et chauffons contient ton précieux liquide.
Et bonne pâte avec ça. On fore et tu te laisses approcher ; on pompe et tu jaillis ; on te canalise et tu irrigues la terre entière. A contrario, tu manies le paradoxe : tu as mis des centaines de millions d’années à te fossiliser et tu te consumes en un rien de temps, aussi vite que ton cousin le gaz. Tu aurais pu nous prévenir, car jamais nous n’aurions supposé un tel décalage. Les experts ès combustibles fossiles nous assuraient que plus on épuisait un gisement, plus on avait intérêt à exploiter le suivant, ce qui aurait valu un prix Nobel d’économie aux soldats de La Palice. Il y avait bien eu les avertissements du géologue américain King Hubbert, qui, dans les années 1950, avait prédit la diminution de la production pétrolière américaine. Mais personne ne l’avait cru et, aujourd’hui, nous approchons du pic de la production mondiale : celle-ci ne pourra ensuite que décliner.
Cher pétrole, nous sommes plongés dans l’embarras. On a libéré les marchés financiers, et les spéculateurs ont compris le bénéfice qu’ils pouvaient tirer de la certitude de ta disparition prochaine : en achetant aujourd’hui les barils de demain, ils font leur miel de ta coulée. Mais tu es bien protégé : toutes les armées du globe sont à tes pieds pour garantir ton bon écoulement, au cas où un dictateur, car ce ne pourrait être qu’un dictateur, voudrait te nationaliser, un projet absurde pour toi qui appartiens au monde entier.
On a construit des autoroutes partout, et l’idée de faire rouler des camions dessus est venue spontanément : en effet, pourquoi laisser fondre au soleil le goudron, c’est-à-dire un peu de toi-même, sans user en même temps la gomme des pneus, dans lesquels il doit bien y avoir aussi quelques-unes de tes molécules ? Les camionneurs, les pêcheurs et les agriculteurs sont pendus au-dessus d’un brasero alimenté par toi, avec une corde tressée par les actionnaires des « majors », ces multinationales dont le métier est d’inciter à te consommer le plus vite possible. Les États ont longtemps fermé les yeux car les taxes sur les carburants rentraient dans les caisses, que l’on vidait par ailleurs au nom du « moins d’impôt progressif ». Et ils se sont jusqu’ici abstenus de mettre en œuvre des énergies renouvelables. Taxer l’utilisation du pétrole, c’est plus facile que de taxer celle du soleil.
En l’absence d’alternatives proches, toutes les solutions d’urgence sont mauvaises. Laisser monter ton prix, c’est étrangler les petits producteurs, les salariés payés une misère et qui doivent rouler pour aller travailler ; en revanche, c’est une aubaine pour Shell, Exxon-Mobil, BP, Chevron-Texaco, Total, etc. Baisser ton prix, c’est encourager le gaspillage et abandonner tout espoir de limiter les émissions de gaz à effet de serre. D’autant que le doublement, en l’espace d’un an, du prix du baril exprimé en dollars courants est trompeur. Exprimé en euros, il n’augmente que des deux tiers. Et exprimé en dollars constants, il est aujourd’hui au même niveau que dans les années 1860. Certes, entre-temps, il avait durablement été divisé par dix. Rapporté au Smic, le prix du litre d’essence a diminué d’un tiers depuis 1973, mais doublé depuis son point le plus bas en 1998, ce qui déstructure le budget des pauvres. Enfin, sur le long terme, nous ne te payons pas davantage qu’à l’époque où l’on a commencé à s’enivrer de toi. À cause de ton épuisement progressif, il faut s’attendre à devoir te payer réellement beaucoup plus cher, bien que des apprentis sorciers parient sur la fonte des glaces polaires et du permafrost pour amorcer une nouvelle ruée.
Les pays qui s’imaginent vivre sur un pactole ne savent pas qu’aucune économie rentière n’est durable. Le Président Chavez s’en apercevra un jour, espérons avant qu’il ne soit trop tard. Quant à ton remplacement par des agrocarburants, il n’y a plus que le président Lula pour y voir l’avenir des sans-terre.
Cher pétrole, nous nous étions abandonnés à toi, et tu es sur le point de nous quitter. Désemparé, je renonce à t’envoyer cette lettre par la poste, qui est devenue une banque proposant des placements sur des valeurs sûres, toi peut-être encore pendant un temps. Je préfère la jeter à la mer. Je trouverai certainement un baril vide pour la glisser dedans. Et puis, hop, à la mer, cette mer qui déjà te recueille si bien quand un pétrolier fait naufrage.
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