Des cités obscures aux cités vertes
Phalanstère, villes labyrinthiques ou changeant de forme la nuit, écovilles… La ville du futur cristallise les utopies, rêves et cauchemars. À quoi ressemblera vraiment le post-urbain ?
dans l’hebdo N° 1012-1014 Acheter ce numéro
Paris, avril 1998. Le salon de l’Hôtel de Ville accueille l’exposition « C’était l’an 2000. Le Paris des utopies ». Un ensemble d’œuvres d’architectes, de dessinateurs, d’artistes, de cinéastes qui, depuis la moitié du XIXe siècle, ont tenté d’imaginer Paris en l’an 2000. Des projets plus ou moins utopiques, mais jamais réalisés puisque « délibérément situés dans un avenir incertain » , précisait le programme. « On y trouve ainsi le plan Voisin de Le Corbusier ou la tour Lumière cybernétique de Nicolas Schöffer, mais aussi Paris en 1956 imaginé un siècle plus tôt par Robida. On passera des boulevards couverts d’Hector Horeau au Paris englouti par un raz-de-marée vu par le dessinateur Lanos. On y découvrira la vie quotidienne peuplée de machines. »
Nombreux se sont essayés à rêver la ville du futur. Depuis Charles Fourier et son phalanstère industriel dans un océan de verdure jusqu’aux architectes contemporains qui ont présenté 50 projets sur « les rues du futur » pour l’exposition « La Rue est à nous… tous ! », réalisée par l’Institut pour la Ville en 2007. Sans oublier l’actuel projet de Grand Paris, qui devrait prochainement transformer la capitale, au moins dans ses structures administratives. Le cap de l’an 2000 est passé : la ville industrielle est-elle toujours d’actualité ?
THOMAS HOEPKER/MAGNUM PHOTOS – Un des projets (à Atlanta, en Géorgie) présenté lors de l’exposition « La rue est à nous… tous ».
En 1998, Mike Davis , professeur d’urbanisme à l’Institut californien d’architecture, publie un essai intitulé Au-delà de Blade Runner, Los Angeles et l’imagination du désastre (Allia). Selon lui, le Los Angeles futuriste dépeint par Ridley Scott dans son film Blade Runner (1982) est décadent : dans la ville basse, une surpopulation pauvre et métissée grouille dans la saleté, la publicité et les pluies acides qui tombent de la ville haute, refuge des riches et du pouvoir central. Science-fiction ou vision ? Mike Davis considère ce Los Angeles de l’avenir comme un stade terminal, un cauchemar ultime, une caricature enflée qui solidifie les angoisses liées à la surcroissance des mégalopoles. Si aucune des prévisions du cinéaste ne s’est vérifiée, Mike Davis propose de s’en servir pour « explorer les inquiétantes potentialités du futur proche » et « pousser jusqu’à leur terme logique les tendances au désastre aujourd’hui à l’œuvre » . « Blade Runner reste une énième version du fantasme moderniste qui fait d’un Manhattan monstrueux la métropole du futur par excellence – qu’elle soit utopie ou dystopie, ville radieuse ou Gotham City. »
Et d’autres fantasmagories de ressurgir, comme la Metropolis aseptisée de Fritz Lang (1927), le Paris robotique de Playtime de Jacques Tati (1967), le mélange de vestiges et de cybernétique de l’ Alphaville de Jean-Luc Godard (1965), la cité baroque et rock de The Crow d’Alex Proyas (1994) ou l’effroyable Dark City du même réalisateur, ville cauchemardesque s’il en est, qui change de forme chaque nuit, brouillant un peu plus les repères d’habitants sans souvenirs, transformés en zombies… Il y a aussi cette Pyramide de pouvoir flottant au-dessus d’un Manhattan de 2095 dans Immortel d’Enki Bilal (2004), le château-ville suspendu dans le ciel de Hayao Miyazaki (réalisé en 1986, sorti en France en 2003), les splendides cités d’un Moyen Âge de fantasy du Seigneur des anneaux (Peter Jackson, 2001-2003), ou ce Paris en noir et blanc où les rues sont vitrées et les jardins suspendus entre les tours, dans le film d’animation de Christian Volckman, Renaissance (2006). Le cinéma donne à voir et à vivre des villes souvent labyrinthiques, noires, sales, polluées, et transformées en territoire cruel pour les plus faibles ( la Cité des enfants perdus , 1995)…
Ceinturé par « l’écologie de la peur » , le Los Angeles contemporain excède déjà les « utopies négatives » de Ridley Scott, explique Mike Davis : un centre-ville fantôme quasi carcéral, d’ex-banlieues jardins devenues taudis, et des mythes, comme Hollywood, fanés. Les architectes et dessinateurs du XIXe avaient-ils prévu tant de ghettos ? Ghettos urbains, dénonce Mike Davis, ghettos sociaux, renchérit Éric Maurin dans le Ghetto français. Enquête sur le séparatisme social (Seuil, 2004). Ghettos de vieux, comme on en trouve en Arizona avec des forteresses pour retraités, telle Sun City. Ghetto sécuritaire, comme on en trouve déjà dans le sud de la France, dans des villages suréquipés en vidéosurveillance. Et des mégalopoles d’outre-pollution, des bidonvilles surpeuplés, des centres-villes embourgeoisés, des classes moyennes évacuées en périphéries, et un habitat social qui n’atteint ses objectifs ni en termes de logement ni en termes de normes environnementales…
Reste-t-il des rêves derrière ces cauchemars ? Dans la Condition urbaine. La ville à l’heure de la mondialisation (Seuil, 2005), le philosophe Olivier Mongin rappelle que la ville est aussi une expérience corporelle, un lieu privilégié de rencontres et de l’expression du politique. Dans son chapitre « L’après-ville et les métamorphoses de l’urbain », il anticipe un univers « post-urbain » où la montée en puissance des mégalopoles s’accompagnerait d’un éparpillement urbain. Puis il imagine une « condition urbaine » autour d’une idée phare : « faire lieu » .
Pour d’autres, la ville du futur sera écoville ou ne sera pas. Exemple avec Dongtan en Chine, un projet qui doit voir le jour pour l’Exposition universelle de Shanghai en 2010. Autosuffisante en énergie et en nourriture, avec pour objectif zéro émission de gaz à effet, Dongtan se targue d’être la première ville postindustrielle après des expériences d’écovillages ou d’écoquartiers comme Bedzed en Angleterre, ou Riesenfield en Allemagne. Un projet est en route au Maghreb avec, aux manettes, une architecte française engagée dans le développement durable, Françoise-Hélène Jourda. À Abou Dhabi, devrait naître, d’ici à 2016, en plein désert, une ville fortifiée sans voitures de 6 km2, alliant la planification traditionnelle des villes fortifiées et les nouvelles technologies. Jamais vu au cinéma, pour le coup. L’impératif écologique pourrait-il forcer le réel ?