Dieu est descendu sur scène
Le festival « in » est tiré vers la métaphysique, avec Paul Claudel, Dante
et « Ordet », mais également hanté par les événements du XXe siècle,
avec des enfants exilés en Suisse et une pièce belge sur le pouvoir.
dans l’hebdo N° 1010 Acheter ce numéro
Pas de très bonne humeur, les compagnies du « off » ! Le festival a commencé sans elles. La plupart des spectacles dits marginaux, soit un millier de pièces, ne sont donnés qu’à partir d’aujourd’hui, 10 juillet, alors que le public est là depuis une semaine, pour l’ouverture du « in ». C’est incohérent. On se contentera donc, dans ce premier compte-rendu, d’analyser une manifestation officielle qui a choisi une tonalité métaphysique pour son ouverture et a viré ensuite vers les préoccupations sociales et historiques. En fait, le rôle des deux artistes invités fait fonctionner le programme sur deux styles différents. L’actrice Valérie Dréville a choisi Claudel et le théâtre du verbe, le metteur en scène Romeo Castellucci a retenu Dante et le théâtre des images scéniques. Pour l’instant, c’est ce deuxième courant qui séduit le plus.
Car l’équipe qui s’est chargée de Partage de midi , dans le cadre pierreux de la carrière Boulbon, n’a pas résolu toutes les difficultés de son pari. Les quatre acteurs, Valérie Dréville, Gaël Baron, Nicolas Bouchaud et Jean-François Sivadier, ont renoncé à se mettre sous l’autorité d’un metteur en scène et ont assuré une mise en scène collective, avec l’aide d’une artiste, Charlotte Clamens, associée à l’action commune. C’était imprudent face à une telle pièce, qui transporte ses personnages sur un bateau puis en Chine, et suit les fluctuations passionnées d’une femme mariée passant du devoir conjugal aux amours adultères sous le regard d’un Dieu bousculé par la sensualité des êtres qu’il a créés ! Les quatre lascars s’amusent, dansent sur les Rolling Stones, se donnent des coups de rein, puis se prennent au sérieux. Bouchaud est un Amalric trop parodique, Gaël Baron un mari peu caractérisé. Les deux meilleurs, Valérie Dréville et Jean-François Sivadier, changent sans cesse de ton, la première donnant trop dans le guttural et le second passant du bouleversant à l’incolore. Tout cela est trop flottant !
Dans la Cour d’honneur, Romeo Castellucci a su, lui, faire face aux fureurs célestes, avec un Inferno qui est la première partie d’une transposition des trois chapitres de la Divine Comédie. En réalité, il n’y a plus rien de Dante dans cette vision mi-médiévale mi-moderne qui débute par une attaque de chiens enragés (contre Castellucci lui-même) et s’achève par le combat dérisoire d’Andy Warhol sortant d’une automobile calcinée. Entre-temps, on aura vu une centaine de femmes, d’hommes et d’enfants se coucher sur le sol, se jeter dans le vide, s’étreindre, s’entretuer, être engloutis par les ténèbres. On ne comprend pas tout. Qu’est-ce que ce ballon porté par un gamin, qu’est-ce que ces références à la soupe à la tomate, à Warhol ou à Marilyn Monroe qui s’inscrivent sur le mur ? Mais l’ensemble est saisissant, d’autant que Castellucci détourne le propos et fait comprendre que, pour lui, la haine ne peut être qu’une inversion de l’amour. L’amour, à travers les étreintes de ses personnages, irradie la scène.
On reste les pieds dans la métaphysique avec Ordet de Kaj Munk monté par Arthur Nauzyciel, pièce danoise où un miracle réconcilie deux clans religieux opposés. Le spectacle a la lourdeur de la marche en sabots mais est bien joué (Pascal Greggory, Jean-Marie Winling, Xavier Gallais).
On entre dans la réalité sociale avec l’intéressant Airport Kids de Lola Arias et Stefan Kaegi, qui fait jouer des enfants venus d’ailleurs et exilés à Lausanne : ils vivent dans un monde artificiel, franco-anglais et largement virtuel.
Mais la réalisation la plus ambitieuse – avec le spectacle de Castellucci – est la trilogie sur le pouvoir qu’a conçue le Belge Guy Cassiers, et dont le deuxième volet, Wolfskers, vient d’être donné au Théâtre municipal. Tiré de scénarios du cinéaste russe Alexandre Sokourov, ce chapitre porte à la scène trois destins, ceux de Lénine, Hitler, Hirohito. Les trois autocrates vivent simultanément devant nos yeux et leurs existences, saisies sur leur fin, s’entrecroisent. Dans un espace traversé d’images et coupé en trois scènes parallèles, les acteurs qui jouent les seconds rôles passent d’une histoire à l’autre, tandis que les grands personnages sont tenus avec une rigueur un peu froide par Vic De Wachter, Jos Verbist et Johan Leysen. Le spectacle est implacable, distancié, glacial. Pour le spectateur, l’attention est grande et presque douloureuse, en raison des surtitres à lire (les comédiens jouent en néerlandais). Mais la formule de Calderon, « le grand théâtre du monde » , prend là tout son sens.