« Il faut redéfinir ce qu’est l’inacceptable ! »
Danièle Linhart* revient sur les conséquences de l’affaire Goodyear-Dunlop à Amiens. Et dresse un constat alarmant de l’évolution du travail en France.
dans l’hebdo N° 1012-1014 Acheter ce numéro
La CGT de l’usine Goodyear d’Amiens a refusé de se plier au chantage patronal qui, au nom de la compétitivité internationale, voulait réorganiser le travail en 4×8 (voir encadré). Un pas de plus dans un mouvement généralisé de nivellement par le bas des conditions de travail ?
Danièle Linhart : La rationalité économique exige un rendement maximal à moindre coût. Mais ce n’est pas une donnée « naturelle » puisque ce rapport d’exploitation a toujours été réinterprété dans le cadre d’un rapport de force entre salariés et patronat. Jusque récemment, elle était organisée selon des modalités d’ajustement correspondant à un périmètre national tenant compte du progrès social, de l’évolution économique, de l’histoire du pays… Aujourd’hui, tout cela explose parce qu’on se trouve au niveau mondial. Du coup, il faut redéfinir la rationalité économique, parce qu’elle ne peut pas se résumer à une concurrence sans fin avec les Chinois. On a bien réussi à opposer la rationalité écologique à la rationalité économique. Et nous sommes tous à peu près d’accord pour dire que cette dernière a pour limite l’avenir de la planète.
De même, il faut affirmer que la rationalité économique doit s’arrêter là où la rationalité sociale est menacée. Le travail des enfants a été interdit, parce qu’à un moment donné on a jugé que ce n’était pas bien d’envoyer les enfants de 8 ans dans les mines. Une législation qui émane de considérations sociales est donc nécessaire parce qu’un pays n’est pas une entreprise à gérer. Et qu’il n’y a pas de raison que la rationalité économique l’emporte sur l’épaisseur de la société, avec ses enjeux politiques, culturels et historiques.
Blocage de l’usine Goodyear à Amiens contre le plan de réorganisation imposé par la direction. Charlet/AFP
Certes, mais chez Goodyear, les salariés et les syndicats qui se sont opposés à la dégradation de leurs conditions de travail sont aujourd’hui accusés d’être la cause des licenciements. La résistance est-elle donc impossible ?
Si l’État n’intervient pas, effectivement, il est plus difficile de résister puisque, dans le fond, il s’agit d’un problème politique. L’enjeu consiste à redéfinir collectivement ce qui est de l’ordre de l’inacceptable. En ce sens, la CGT a bien compris que signer cet accord pour passer aux 4×8 reviendrait à ouvrir la boîte de Pandore à d’autres réorganisations du travail de ce type ! Reste que, depuis une dizaine d’années, les salariés et les syndicats ne sont, à mon avis, pas sûrs que ce qu’ils défendent est légitime. Nous sommes dans une période où l’on considère que toutes les avancées qui ont permis une vie au travail plus supportable, de rendre les contraintes moins pesantes, de faire valoir un modèle où la famille aurait toute sa place apparaissent comme illégitimes. Il y a eu un glissement sémantique : les acquis sont devenus des privilèges moralement inacceptables et contraires au jeu économique moderne. Par un retournement idéologique qui tient quasiment de la prestidigitation, ces acquis sont aujourd’hui considérés comme la preuve qu’on est mesquin, qu’on n’a pas d’ambition, qu’on est devenu un parasite pour la société. La notion de progrès a été évacuée et on lui a substitué le changement comme étant une valeur en soi. Le salarié doit s’adapter en permanence, être sans cesse sur le qui-vive. Pour certains DRH, un salarié « intelligent » doit être capable de « réagir et rebondir » face aux dysfonctionnements de l’organisation du travail. Et la personne qui incarne le mieux cette idéologie, c’est Sarkozy : il rebondit, presque physiquement !
On assiste donc au passage en force d’un nouveau modèle consistant à faire accepter un scénario présenté comme plus stimulant, avec un rapport plus narcissique à son travail, où on va se montrer à soi-même qu’on est le meilleur… Mais où la prise en compte des fragilités et des difficultés des salariés n’est plus de mise. Quand on n’accepte pas de relever le défi du « travailler plus pour gagner plus » , on est considéré comme inadéquat au nouveau modèle dominant. Et, du coup, on n’a pas sa place dans l’entreprise, ni même dans la société.
Ce nouveau modèle se traduit par l’augmentation du temps de travail et le démantèlement des 35 heures…
Jusqu’à présent, la France mêlait à la fois des préoccupations sociales et un patronat très offensif qui s’adaptait à ces contraintes sociales. Mais, quand le pouvoir a imposé aux entreprises les 35 heures, les syndicats étaient déjà en crise. La faiblesse de ce rapport de force a conduit à une suppression des pauses, à une intensification des cadences, à un alourdissement des objectifs. Cette intensité extrêmement forte, couplée avec l’allongement de la durée du travail, est une catastrophe. Les salariés ressentent déjà une inquiétude permanente à leur poste de travail, parce qu’ils ont peur de ne pas être à la hauteur des objectifs qu’on leur fixe. On voit déjà apparaître les suicides sur des durées hebdomadaires de 35 heures, que va-t-il se passer sur des durées de 45 heures ? Les gens vont être complètement assommés ! Alors, si les Français cèdent sur la légitimité à garder des avancées sociales, on risque, pour le dire dans les termes éculés du marxisme, d’aller vers un pays où l’exploitation sera la plus forte.