La grève de l’abondance

Les riches agro-industriels de la pampa tentent de paralyser
le pays pour s’opposer à l’augmentation d’une taxe à l’exportation du soja, du maïs et du tournesol.

Claude-Marie Vadrot  • 3 juillet 2008 abonné·es

Depuis le 13 mars, l’Argentine vit au rythme d’affrontements violents entre les nantis de l’agrobusiness de la pampa et le gouvernement de Cristina Kirchner, qui souhaite prélever sur les bénéfices de l’agriculture intensive et transgénique de quoi satisfaire une partie des promesses faites lors de son élection à l’automne 2007 à la part la plus pauvre de la population. Origine du conflit : sa décision de faire passer de 35 à 44 % les taxes à l’exportation du soja, du maïs et du tournesol. Leurs producteurs, qui ont tous bénéficié de la spectaculaire augmentation des cours internationaux des produits agricoles, sont devenus, dans ce pays où la moitié des exportations sont générées par l’agriculture, les « rois du pétrole » , comme l’a écrit récemment un quotidien argentin.
L’objectif du gouvernement, issu du péronisme, est de récolter au moins 11 milliards de dollars de recettes fiscales supplémentaires pour mettre en œuvre la politique sociale annoncée envers la partie la plus défavorisée de la population, qui le soutient ; il s’agit aussi de réorienter une part de la production vers le marché intérieur, pour tenter de maîtriser la hausse des prix alimentaires. Dans un pays où l’inflation oscille en permanence entre 25 et 30 %.

Pour obtenir l’annulation des taxes annoncées, les grands propriétaires, soutenus par Monsanto et tous les agro-industriels de l’agriculture transgénique, ont régulièrement organisé des barrages de routes, des blocages d’approvisionnement des grandes villes et des manifestations de la moyenne et grande bourgeoisie citadine. Les seules à profiter du nouveau boom agricole que connaît le pays depuis près d’un an. Au point que, dans une ville comme Buenos-Aires, le prix des appartements grimpe en flèche et que la rénovation des quartiers populaires du centre commence à se traduire par la migration des plus pauvres vers la périphérie de la ville. Tandis que les spéculateurs argentins et étrangers se ruent vers les immeubles délabrés pour y aménager des appartements de luxe. Et que, dans les rues, les plus démunis, dès la tombée du jour, se précipitent vers les sacs poubelles pour récupérer de quoi gagner quelques pesos…

Des jeunes et la bourgeoisie financière et commerçante de la capitale parcourent régulièrement les rues en tapant sur des casseroles, arme classique et suprême de la contestation du gouvernement. À ces « cazerolazos » font écho les manifestations organisées par les péronistes et les syndicats, notamment celui des camionneurs, pénalisés par les barrages routiers et la rupture des approvisionnements. La route reste en effet le seul moyen d’acheminer les produits agricoles en Argentine. Cette situation a entraîné des pénuries de viande à Buenos Aires et dans plusieurs grandes villes, alors que la consommation moyenne des Argentins est de 74 kilogrammes par personne et par an. Mais cette pénurie et la hausse des prix qui l’accompagne ne sont pas nouvelles : elles correspondent à la transformation de la pampa, où les élevages ont rapidement fait place à la culture du maïs et du soja, qui rapportent beaucoup plus. Au mois d’avril, des grands propriétaires n’ont pas hésité à mettre le feu à 70 000 hectares de prairies au nord de Buenos Aires.
Dans l’esprit de tous, les contestataires comme les partisans de la présidente Cristina Kirchner, qui refuse de céder, demeure le souvenir de la crise économique du début des années 2000, qui jeta dans la plus extrême pauvreté des millions de personnes. Ce qu’un petit agriculteur bio de Mendoza appelle une « imprégnation génétique de peur d’une nouvelle catastrophe » explique sans doute qu’au bout du compte la présidente argentine, après plus de cent jours de conflit au cours desquels elle n’a pas hésité à traiter les gros agriculteurs de « golpistas » (« putchistes »), ait obtenu il y a quelques jours une nouvelle suspension du mouvement et la levée des barrages routiers. En promettant que la réforme fiscale sera soumise très prochainement au Parlement argentin… où elle dispose d’une confortable majorité. Son slogan, dénonçant des « grèves de l’abondance contre le peuple » , semble avoir, au moins provisoirement, porté ses fruits contre la tentative de déstabilisation politique et économique dont elle a fait l’objet de la part d’un milieu discrètement soutenu par les États-Unis et quelques multinationales.

Monde
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