La Terre des mauvais jours

Depuis la crise écologique, l’avenir s’est assombri sur le globe. Outre le climat, tous les milieux naturels sont atteints. L’humanité doit réviser radicalement son projet de civilisation pour enrayer la catastrophe.

Patrick Piro  • 24 juillet 2008 abonné·es

C’est au début des années 1980, probablement, que l’avenir planétaire a cessé ­d’être radieux. Oh ! rien de brutal, personne n’en a même rien su : ce jour-là, l’humanité a percuté le mur. Sans douleur, en pleine accélération de sa consommation, toute à ses émissions de gaz à effet de serre, pillant consciencieusement les forêts et les mers. Il y a près de trois décennies, donc, l’empreinte écologique de l’humanité, en superficie, a simplement dépassé la valeur éminemment symbolique d’une planète Terre.

L’empreinte écologique est un indice évaluant le nombre d’hectares de terre productive qu’il faudrait mobiliser afin de satisfaire, de manière durable, les « besoins » de l’humanité : nourriture, énergie, infra­structures, etc., mais aussi élimination des déchets, absorption du CO2 excédentaire… En 2008, il faudrait déjà 1,3 planète Terre pour éponger tout ça. Depuis le début des années 1980, la grosse orange bleue est donc très débordée, hors d’état de compenser la prédation des hommes sur les ressources renouvelables.

William Rees et Mathis Wackernagel , les deux chercheurs qui ont mis au point l’indice de l’empreinte écologique, ont fait œuvre de pédagogie planétaire : ils sont parvenus à rendre « visible », concentrée en une image déroutante, l’absurdité diffuse du comportement de l’humanité. Assez couillonne, tel ce coyote de dessin animé, pour continuer à mouliner des deux jambes alors qu’elle surplombe déjà l’abîme.

L’empreinte écologique inspire même les dirigeants, comme Jacques Chirac au sommet de Johannesburg, en 2002 : « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs.  […] Si l’humanité entière se comportait comme les pays du Nord, il faudrait deux planètes supplémentaires pour faire face à nos besoins. »

Depuis peu, l’inquiétude est devenue beaucoup plus perceptible dans la société. Un sentiment d’urgence étreint un nombre grandissant de scientifiques, et le pessimisme de certains va jusqu’au catastrophisme lucide : les chiffres empirent et le coyote pédale toujours.

Des artistes saisissent l’air du temps. Films, chansons et romans d’aujourd’hui font de la « science-réalité », brodant sur les projections des très sérieux scénarios climatiques. La plus populaire : une hausse de 6 à 7 mètres du niveau des mers – affrétez les arches de Noé ! Même le Pentagone, prompt à débusquer les menaces émergentes, a sauté sur l’occasion en dépeignant [^2] l’exode massif de réfugiés climatiques, avec vagues d’invasion des États-Unis dès 2012 !

Mais tout cela reste encore un peu du frisson pour voyeur en fauteuil : les conjec­tures les plus croustillantes ne sont pas encore les plus probables ni les plus imminentes. Ce qui obscurcit l’horizon, nous en avons déjà les ingrédients sous la main : du solide, du concret, du quasi-certain, pour le mi-siècle environ, voire avant. C’est l’héritage de nos progénitures.

Illustration - La Terre  des mauvais jours

KAPPELER/AFP – Si nous ne freinons pas le réchauffement, la calotte glaciaire du Groenland pourrait fondre totalement.

Le climat, d’abord . Ainsi, il faudrait une volonté politique internationale totalement inédite pour espérer limiter à 2 °C le réchauffement planétaire moyen [^3] d’ici à 2050. Au-delà de ce seuil, et même avant, ­s’alarment désormais quelques spécia­listes, le système climatique planétaire pourrait divaguer, avec des conséquences tout à fait imprévisibles : la fonte totale de la calotte glaciaire du Groenland, l’Amazonie virant à la savane, la disparition du Gulf Stream…

Oublions la banquise arctique : elle est déjà condamnée. La fonte des glaciers s’accélère partout, prenant les chercheurs par surprise, et le niveau des mers mondiales pourrait bien avoir monté de près de 1,5 mètre d’ici à 2100. Canicules banalisées, cyclones plus fréquents et plus violents, accentuation des aridités et des inondations, pénurie d’eau potable dans des dizaines de pays, bouleversement des écosystèmes, rendements agricoles imprévisibles, expansion des maladies tropicales, etc.

Mais il n’y a pas que le climat . La pression se fait sentir dans tous les compartiments du vaisseau planétaire. L’activisme humain menace désormais la plupart des milieux naturels et leurs ressources. L’agriculture intensive surirriguée a déjà stérilisé des dizaines de millions d’hectares de terres arables, ponctionnant près de 75 % de l’eau douce consommée, qui manque à 1,5 milliard d’humains. Les trois quarts des espèces de poisson commercialisées sont en surexploitation ou à la limite, ­certaines sont au bord de l’effondrement.

La déforestation des ceintures vertes tropicales, notamment, ne connaît pas de pause, bien que l’alarme résonne en continu depuis des années. Au forfait de l’émission d’énormes quantités de CO2 dans l’atmos­phère, s’ajoute celui de saignées aveugles dans le patrimoine vivant des terres émergées, dont les forêts tropicales recèlent plus de la moitié.

Le WWF suit ainsi depuis plus de trente ans 1 300 espèces de vertébrés considérées comme représentatives de l’état de santé des milieux terrestre, marin et d’eau douce : leurs populations ont diminué de près de 30 %. Un tiers des amphibiens, un quart des mammifères et un huitième des oiseaux sont menacés.

La perte de biodiversité est un drame invisible, sévissant à l’ombre humide de lieux peu fréquentés. Peut-être faudrait-il que MM. Rees et Wackernagel inventent un indice-choc afin de donner à percevoir ce vertige, déjà baptisé par les biologistes « sixième extinction majeure » de la vie sur Terre ! La disparition actuelle des espèces est de 100 à 1 000 fois plus rapide que lors des cinq premiers épisodes de disparition massive d’espèces recensés au cours des temps géologiques [^4].

Certes, l’humanité a déjà vécu sous régime de frousse existentielle latente, avec le spectre de l’hiver nucléaire. Un brusque accès de fièvre Est-Ouest, des gigatonnes de matière pulvérisées dans l’atmosphère par l’arsenal des missiles atomiques, et c’était le soleil obscurci pour des décennies pour la poignée de survivants. Elle s’en est sortie (pour le moment en tout cas), avec l’implosion du bloc soviétique à la fin des années 1980. Mais on ne voit pas de scénario aussi simple pour la dissolution de la crise écologique, absolument inédite par sa portée. Car le productivisme et la surconsommation maladifs, qui soutiennent la trajectoire prétentieuse du coyote, ont inspiré toutes les idéologies qui ont pris le pouvoir jusqu’à présent, et leur survivent.

Impasse aussi pour le positivisme scientifique, autrefois triomphant : aucun dépassement technologique en vue pour inventer l’après-pétrole, la machine à tuer le CO2 ou une biodiversité de synthèse.

La planète, tel le sphinx, nous a posé une énigme vitale. Qui restera la quadrature de la sphère tant que l’humanité conditionnera son projet civilisateur au sacro-saint « toujours plus, c’est mieux ». La « bonne » nouvelle : il tient encore à elle d’inventer une suite à l’histoire. À condition de commencer aujourd’hui.

[^2]: Dans un rapport de 2003.

[^3]: Calculé depuis le début du siècle dernier.

[^4]: La dernière, c’est l’extinction des dinosaures, il y a 65 millions d’années.

Société
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