L’illusion nucléaire

Parce qu’il génère peu de gaz à effet de serre, le nucléaire s’invente une renaissance, avec des centaines de nouveaux réacteurs construits d’ici à 2050. Des prédictions irréalistes, démontrent plusieurs analyses. Un dossier à lire dans notre rubrique **Ecologie** .

Patrick Piro  • 10 juillet 2008
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L’illusion nucléaire

« Stupide », « aberrant », « irresponsable », etc. Les principales associations écologistes ont bombardé avec une virulence rare la confirmation par Nicolas Sarkozy que la France allait bien se doter d’un deuxième réacteur nucléaire EPR. Où, quand, pour quel opérateur ? On n’en sait rien. « La justification du premier EPR, en construction à Flamanville, était déjà très alambiquée – entretien du savoir-faire technologique français, vitrine pour le constructeur Areva, etc.  –, rappelle Frédéric Marillier
[^2], de Greenpeace. Mais ce nouvel EPR tombe vraiment du ciel, même le ministère de l’Énergie a été pris de court ! » En effet, les centrales françaises, en surcapacité, pourraient faire face à la demande jusqu’en 2025.

Illustration - L’illusion nucléaire


Manifestation à Lyon, le 17 mars 2007, contre la construction de l’EPR de Flamanville. Dufour/AFP

« Le nucléaire a la tradition des effets d’annonces, pour entretenir le mythe du dynamisme de cette industrie si controversée, estime Yves Marignac, directeur du bureau d’études Wise-Paris, spécialisé dans le nucléaire. Cet EPR n’entrerait pas en service avant dix ans ! Quel sera le paysage énergétique d’ici là ? » EDF, qui s’est jusque-là régulièrement opposé à un investissement aussi précoce (et lourd), vient cependant de déclarer son intérêt. Le chef de file mondial du nucléaire [^3] entend contrer Suez-GDF, sur les rangs. Le syndicat SUD-Énergie y voit même la raison profonde de l’improvisation présidentielle : un coup de valorisation boursière du nouveau groupe énergétique, qui pourrait se voir attribuer le réacteur début 2009, histoire de favoriser une concurrence qu’attend Bruxelles.

Le Premier ministre, François Fillon, avait préparé le terrain en évoquant le projet début juin. Nicolas Sarkozy a choisi de le confirmer alors que la France va présider pendant six mois l’Union européenne avec pour « priorité absolue » la lutte contre le dérèglement climatique [^4]. Avec un message déjà maintes fois osé : avec un baril de pétrole proche des 150 dollars et l’objectif d’une division par deux des émissions de gaz à effet de serre à l’horizon 2050, le nucléaire, qui émet peu de CO2, doit devenir un contributeur majeur de la stabilisation de la dérive climatique.
Un fantasme, à première vue. L’atome, qui ne sert qu’à produire de l’électricité, ne fait pas tourner le moteur des camions ni des chalutiers, et n’est guère populaire qu’en France pour le chauffage des maisons. Il couvre ainsi moins de 3 % de toutes les consommations énergétiques humaines. Même en remplaçant par des réacteurs nucléaires toutes les centrales de production d’électricité à fioul, au charbon ou au gaz de la planète, on n’irait pas très loin : en France, où cet effort a été poussé au point que le nucléaire pourvoit à 80 % de la demande électrique (record mondial), la filière ne contribue qu’à 16 % du total des consommations énergétiques.
Sauf si… Et c’est Jean-Louis Borloo, ­ministre de l’Écologie, qui livre peut-être la clef du plan fou [^5] : « Nous sommes à la veille, peut-être, d’une révolution […]. Si, demain matin, les voitures sont presque toutes électriques, il va bien falloir qu’on produise de l’électricité, et on ne va pas le faire avec des centrales thermiques à charbon qui aggravent l’effet de serre. » Bienvenue dans le monde « tout électrique » de demain, nécessairement très nucléaire, donc, où la France et sa force de frappe industrielle joueraient un rôle prépondérant… CQFD !

L’industrie du nucléaire, après la forte croissance des décennies 1970 et 1980, a subi depuis un coup d’arrêt brutal : 100 réacteurs en service en 1971, 423 en 1989, et « seulement » 439 en 2007, dans 31 pays. Mais, stimulé par la double crise du pétrole et du climat, le marché « frémit » à nouveau. Quelque 34 réacteurs sont actuellement déclarés « en construction » dans le monde (parfois depuis les années 1970 !), surtout en Asie et en Europe de l’Est, et l’on note un certain regain d’intérêt dans plusieurs pays occidentaux. La droite au pouvoir en Allemagne critique désormais ouvertement l’accord de sortie du nucléaire signé par les sociaux-démocrates et les Verts en 2002, l’Italie, qui vient de suspendre un long moratoire nucléaire, s’interroge, les États-Unis et le Royaume-Uni envisagent depuis des mois de remettre des centrales en chantier…
Est-ce l’aube d’une nouvelle épopée, comme l’industrie nucléaire en fait le pari, maniant la prédiction autoréalisatrice ? Les « Perspectives des technologies de ­l’énergie 2008 » de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), présentées mi-juin, prévoient ainsi la construction d’ici à 2050 de près de 1 400 centrales nu­cléaires dans le monde – 32 par an ! De fait, les principales prospectives des grandes ­institutions internationales et des ministères de l’Énergie comprennent toutes une certaine dose de nucléaire. Et à des niveaux croissants depuis trois ans, relèvent Mycle Schneider et Anthony Froggatt, consultants indépendants [^6], avec des ­croissances jusqu’à 125 % d’ici à 2030 (soit environ 800 réacteurs), « sans qu’aucun de ces scénarios n’apporte une analyse appropriée de l’effort considérable que cela nécessiterait en termes de formation nucléaire, de développement de main-d’œuvre, de capacité de fabrication et de renversement de l’opinion publique ».

« Extrapoler la petite reprise à laquelle nous assistons en une renaissance du nucléaire est totalement irréaliste !, juge Yves Marignac. Le premier défi de la filière, c’est déjà de se maintenir à son niveau. » C’est-à-dire le remplacement (éventuel) de dizaines de réacteurs vieillissants par an d’ici dix à quinze ans. Avec quelles capacités industrielles et quelles compétences ? Un fâcheux goulet d’étranglement, entre autres : il n’existe à ce jour qu’une seule fonderie au monde (au Japon) capable de produire certaines grosses pièces des réacteurs. « Soit une capacité de production… d’un à deux réacteurs par an, bien loin des seuls besoins de remplacement ! », indique Yves Marignac, qui attribue par ailleurs à une perte de savoir-faire des ­maîtres d’œuvre du nucléaire les difficultés rencontrées sur le chantier des deux seuls EPR actuellement en construction dans le monde, en Finlande et en France [^7].

Reste la grande réticence des investisseurs, qui suffirait à seule à démentir la fable d’une reprise massive du nucléaire. Le cas des États-Unis est explicite : alors que la relance de cette filière était une priorité de George Bush dès son arrivée à la présidence, peu de choses ont bougé en huit ans : aucun nouveau réacteur en construction, une douzaine « en planification », c’est-à-dire essentiellement en attente du bouclage de leur financement, malgré des promesses d’aides substantielles du gouvernement. « Les coûts prévisionnels ont pu être été multipliés par deux, voire trois, depuis trois ans » , relève Yves Marignac. En cause : la hausse des matières premières, l’expérience du dérapage des chantiers EPR européens, l’incertitude sur les subventions publiques, etc. Et rien ne laisse supposer qu’il s’agisse ­d’embûches passagères.

[^2]: Auteur d’un excellent petit ouvrage, EPR, l’impasse nucléaire, Syllepse, 214 p., 8 euros. Replaçant le projet du premier EPR français (et à plus forte raison du deuxième) dans le contexte énergétique global, il démontre son inanité (économique, énergétique, etc.).

[^3]: Avec 58 réacteurs.

[^4]: Voir Politis n° 1008.

[^5]: AFP, 4 juillet 2008.

[^6]: Auteurs du rapport « État des lieux 2007 de l’industrie nucléaire dans le monde » des Verts européens (). Lire aussi les Cahiers Global Chance n° 24, mars 2008 (contact@global-chance.org).

[^7]: Deux ans de retard et au moins 50 % d’augmentation de budget en Finlande, interruption du coulage du béton pour malfaçons à Flamanville, etc.

Écologie
Temps de lecture : 7 minutes
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