L’obsession de la fin

Sous la plume de Lutz Bassmann, Antoine Volodine publie deux livres, « Haïkus de prison » et « Avec les moines-soldats », où se déploie, dans un monde en déréliction, une force poétique hallucinante.

Christophe Kantcheff  • 10 juillet 2008 abonné·es

our le lecteur d’Antoine Volodine, Lutz Bassmann est un nom qui résonne. Il l’a rencontré ça et là dans quelques romans de l’auteur des Anges mineurs. Surtout, Lutz Bassmann figure parmi les prisonniers fantasmatiques au passé révolutionnaire qui constituent le collectif des narrateurs du post-exotisme, ce genre littéraire inventé par Volodine et théorisé dans le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze (1). Lutz Bassmann est donc un écrivain imaginaire. Il figure, dans la page qui porte d’ordinaire pour mention « du même auteur » mais qui signale ici la bibliographie des « voix du post-exotisme », avec les noms de Manuela Draeger et Elli Krauner (tous deux « auteurs » jeunesse), et d’Antoine Volodine. D’après nos informations, seul ce dernier est identifié à une forme humaine connue.
Sous la plume de Lutz Bassmann, et chez un éditeur inhabituel pour lui (2), Antoine Volodine publie donc deux livres qui ne s’éloignent pas de son univers littéraire : l’un est composé de plus de 500 Haïkus de prison, l’autre relève d’une des catégories du post-exotisme, les « entrevoûtes », fiction de la déréliction : Avec les moines-soldats.

Bien qu’Avec les moines-soldats reprenne certains motifs – tels les ultimes combattants d’une cause égalitaire perdue – et l’atmosphère crépusculaire et chamanique de nombre de romans volodiniens, il parvient pourtant une nouvelle fois à intriguer et à halluciner son lecteur.
En premier lieu, grâce à une puissance poétique qui ne cesse de se renouveler. Elle tient souvent à un élément étrange, déplacé. Ainsi, dans le premier chapitre du livre, qui raconte la tentative d’exorcisme, par le narrateur, d’une maison en bord de mer. Dans un premier temps, le narrateur tente de forcer la maison sans violence. Mais, arrivé au premier étage, il découvre que tout est vitrifié par une épaisse couche de vernis : « J’ignore ce que signifie ce phénomène, ai-je pensé. Quelles forces ont été à l’œuvre, quelles créatures. Mais une chose est évidente : ce qui appartenait aux humains ne leur appartient plus. C’est pour les en déposséder que l’étage entier a été léché. » Dans cet univers énigmatique et hostile, ce terme, « léché », paraît plus insolite encore, et déclenche instantanément un imaginaire sans retenue.
Antoine Volodine joue aussi dans ce roman avec l’effet de réitération et de remémoration. Il raconte ainsi à deux reprises, en variant chacune de ses phrases, l’aventure de Brown, agent d’une « Organisation » révolutionnaire qui a perdu sa raison d’être mais à laquelle il continue d’obéir « par fatalisme », chargé d’intervenir lors de l’incendie nocturne d’un hôtel, sans trop savoir de quoi il s’agira, sinon d’une sorte de « passage de témoin entre espèces humaines ». Le lecteur a, avec le remake de l’épisode, une sensation de déjà-vu, de déjà entendu, mais pas exactement de la même manière. Il se retrouve dans une situation semblable à celle des personnages, qui s’interrogent sur l’existence même des expériences qu’ils traversent : rêve oppressant ou réalité cauchemardesque ? Au bout : aucune certitude. Le lecteur a beau connaître, sous deux angles différents, le déroulement de la mission de Brown, il ne sait pas exactement quel en était l’objet. Mais il retient la fulgurance d’images improbables et la beauté paradoxale de paysages délétères : « Le jour éclairait l’océan. Il allait pleuvoir. Les vagues étaient magnifiques, sans régularité elles venaient se briser à leurs pieds, remuant des morceaux de tôles, des galets, des fragments de matière plastique, du mazout. Elles étaient principalement vert foncé et gris. »

Dans Haïkus de prison, on retrouve les violences de l’enfermement, le sentiment amer de la défaite, la promiscuité et la saleté, mais aussi un certain humour. Par exemple : « Personne ne s’est inscrit pour la chorale/l’animateur/est anthropophage. » En trois temps, Prison, Transfert et Enfer, Haïkus de prison raconte une histoire qui pourrait synthétiser l’œuvre d’Antoine Volodine : une humanité de détenus en perdition, déportés vers une destination inconnue par des soldats invisibles, se retrouve dans un camp de concentration. « Dans le brouillard sous les projecteurs/on ignore/à quel moment du cauchemar on se trouve. » Il n’y a plus de raison ni d’avenir possibles. Le désespoir n’est plus dicible. Aucune évasion n’est envisageable. Mais l’« Enfer » est-il le camp, le froid ou les autres
– l’idiot, le bonze judoka, le Russe assassin… – que côtoie le narrateur-auteur de ces haïkus, dont la concision accentue ce qu’il y a d’irrémédiable dans ces destins ? Sans doute, tout cela à la fois…

Avec les moines-soldats,
Lutz Bassmann, Verdier, 252 p., 13,50 euros ; Haïkus de prison, Verdier, 88 p., 9,80 euros.

(1) Gallimard, 1998.
(2) Mais dans une collection, « Chaoïd », dont l’un des directeurs, Lionel Ruffel, est l’auteur de Volodine post-exotique, la première monographie qui lui ait été consacrée (éditions Cécile Defaut, 2007).쇓

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