Mythologies de l’ADN
Selon le biologiste Jacques Testart, les outils de la génétique, tellement portés aux nues, n’ont pas tenu leurs promesses dans la lutte contre la faim dans le monde ou les maladies graves.
dans l’hebdo N° 1012-1014 Acheter ce numéro
Depuis trente ans, la génétique impose sa loi sur la biologie grâce à ses promesses pour, tout à la fois, expliquer le vivant, maîtriser les caractéristiques des espèces animales et végétales, et assurer la santé des humains. Il n’est pas question de nier les apports fondamentaux de la génétique moléculaire à la compréhension des mécanismes biologiques, ni la puissance considérable de l’outil génétique pour identifier des particularités propres à une espèce ou à un seul individu. Mais comment ne pas voir la faillite des promesses de maîtrise totale du vivant, en particulier dans les domaines agronomique et médical ? Les plantes transgéniques devaient permettre de nourrir la planète en colonisant des territoires inhospitaliers (trop riches en sel, trop pauvres en eau…) et en augmentant la productivité des surfaces cultivées, et aussi de diminuer les pollutions provoquées par l’agriculture (pesticides, engrais, etc.). Pourtant, les avocats des OGM dans le récent débat parlementaire n’ont pas pu montrer leur avantage pour les populations. De son côté, la thérapie génique devait permettre de corriger des défauts à l’origine de graves maladies. Promesse non tenue après plus de vingt ans de travaux théoriques et d’essais médicaux bien financés, y compris via la mise en spectacle annuelle de la douleur des familles avec le Téléthon [^2].
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Une véritable mythologie a été créée autour de l’ADN, entraînant une vénération un peu apeurée des citoyens. Mais c’est en confondant cette molécule chimique avec la vie, en décrivant ses effets selon un schéma mécaniste et exclusif, et en réduisant la part de l’environnement dans le fonctionnement de tout être vivant.
De plus, les orientations prioritaires en génétique ont fait délaisser des domaines entiers de la recherche agronomique (agriculture biologique, pédologie, semences paysannes…) comme de la recherche médicale (santé environnementale, maladies infectieuses…), aujourd’hui largement sinistrés par rapport aux besoins. Pourquoi ces échecs malgré la qualité des chercheurs et les moyens importants à leur disposition ? En grande partie à cause d’une approche trop réductionniste, mais la volonté récente de prise en compte de la réalité du vivant nous laisse toujours incapables de maîtrise si ce n’est de compréhension devant l’énorme complexité. « Qu’est-ce qu’un gène ? », cette question qu’on croyait résolue depuis longtemps, vient d’être à nouveau posée par des généticiens éminents mais perplexes… C’est qu’on est bien loin d’avoir compris comment fonctionne le génome même si on est capables de le décrypter. Ainsi, y a-t-il un véritable décalage entre nos capacités pour décrire l’anatomie de l’ADN et notre incompétence persistante pour comprendre « comment ça marche » ?
La conséquence est claire : pour rentabiliser les énormes investissements dispersés sur les chantiers hégémoniques de la génétique, et pour maintenir la mystique du gène comme moteur de l’innovation en biologie, les applications identifiantes du savoir génétique sont mises en valeur. C’est la grande saga des « tests ADN » ( le Monde diplomatique , juin 2008), le plus souvent au service de l’efficacité policière, un résultat bien mesquin pour une technologie si prometteuse… À côté de ses tests identifiants, modernes empreintes digitales à compétence généalogique, la discrimination par l’ADN avance plus discrètement sur le terrain de la prédiction des pathologies. Il y a bien un marché en expansion pour l’introspection génétique, comme le montre la multiplication des propositions sur Internet. Tel laboratoire espagnol propose aussi bien des tests de paternité que l’évaluation de nombreux risques pathologiques (jusque chez l’embryon…), et même l’installation de nouveaux labos « clés en main », tandis qu’un autre site se spécialise dans la recherche du conjoint idéal « grâce à la chimie » !
Même si la panoplie des « mauvais gènes » qu’on sait identifier augmente sans cesse, le traitement de leurs effets demeure largement hors de portée, si bien que le sort de tout être humain affublé de telles qualifications est d’être soumis à la « médecine préventive », qui cherche à diminuer les risques d’apparition ou la gravité de la maladie… avec un succès encore très mitigé. La prévention amène ainsi à placer le « patient » non malade dans une case « à risque », voire à l’éliminer s’il s’agit d’un fœtus ou d’un embryon.
Qu’il suffise de dire que tout mortel relève potentiellement de quelques cases de risque, dont le maillage croissant marque l’essentiel des progrès de la génétique médicale. Ce qui ouvre des champs infinis pour les horoscopes savants et la médicalisation des personnes en bonne santé, mais aussi pour l’assurance à la carte, l’orientation scolaire ou professionnelle, le conseil conjugal, le refus de l’altérité et finalement l’eugénisme. Ainsi, nombre de facteurs du champ social (l’« acquis ») sont mis en dépendance du génome (l’« inné ») au bénéfice d’intérêts privés ou publics comme l’économie de santé. Les flicages policiers et médicaux devraient progresser, au nom de l’intérêt largement illusoire des individus et au risque de leurs libertés.
[^2]: Voir http://jacques.testart.free.fr