Quand on criait : « Vive la crise ! »

Il y a près de vingt-cinq ans, certains rêvaient d’un monde où le marché serait enfin libre. C’est le nôtre aujourd’hui, caractérisé par des inégalités croissantes…

Olivier Doubre  • 24 juillet 2008 abonné·es

En février 1984 , peu après 20 h 30, un certain Alain Minc, alors jeune dirigeant d’une filiale de Saint-Gobain, expliquait sur Antenne 2 : « Un libéral de gauche, comme moi, c’est un libéral qui croit que le marché peut être un moyen assez brutal de changer la société et que, de ce point de vue, il faut le laisser jouer à plein. » Soulignant sa différence avec le libéral « de droite » , il apprenait aux téléspectateurs français que le libéralisme « de gauche » comportait une dose de brutalité. L’explication intervint au cours de l’émission « Vive la crise ! », l’un des grands succès télévisuels de la décennie 1980 avec plus de 20 millions de téléspectateurs, qui annonçait un monde merveilleux où le marché, enfin libre, permettrait à chacun de libérer sa « créativité » , encore trop enserrée par les terribles pesanteurs de l’État sur l’économie…

Diffusée en première partie de soirée , avec pour présentateur un Yves Montand qui, depuis la disparition de Simone Signoret et son éloignement du parti communiste, multipliait les apparitions télévisuelles, précédée d’un épais supplément du quotidien Libération vendu à près de 200 000 exemplaires, « Vive la crise ! » comptait parmi ses participants Serge July, Laurent Joffrin, Christine Ockrent et un jeune énarque encore peu connu, qui avait eu le ­« courage » de quitter la Fonction publique pour créer, en Vendée, « sans aucune aide publique » , une entreprise à vocation ­ « culturelle »  : Philippe de Villiers et son Puy du Fou ! Pourtant, avec deux millions de chômeurs, la France semble alors s’enfoncer dans une morosité que résume à l’époque un substantif : « la crise ». Alors que le gouvernement Mauroy a, quelques mois plus tôt, engagé le « tournant de la rigueur » , les concepteurs de « Vive la crise ! » ont pour objectif de légitimer ce changement d’orientation économique. Prônant donc des recettes « nouvelles », on y explique ainsi qu’en « montant son entreprise, on pourra faire partie de cette nouvelle race de samouraïs qui, elle, n’a pas l’intention de ­perdre la guerre économique »

S’appuyant sur le livre le Pari français du très libéral Michel Albert, ancien Commissaire au plan émargeant désormais dans le privé, l’émission vante ce futur radieux promis aux Français en dissipant leurs craintes : certes douloureuse, la crise sera « une grande mutation » , au final « profi­table » . Profitable… mais à qui ? Alors que les intervenants ne cessent de dénoncer les « privilèges » des fonctionnaires et le « tabou des avantages acquis » afin de réduire le « train de vie de l’État » , il faut toutefois noter la date de l’émission : 1984, l’année du plan de restructuration industrielle annoncé par Pierre Mauroy deux se­maines avant l’émission, qui prévoit un nombre considérable de licenciements…

Vingt-cinq ans après , les « solutions » énoncées dans l’émission par Yves Montand – qui se présente comme « homme de ­gauche tendance Reagan »  – ont depuis été mises en pratique, avec les inégalités galopantes que l’on sait. Mais d’autres continuent à en « rêver ». En novembre 2007, dans le Point , l’ultralibéral Jacques Marseille reprenait pour sa chronique le titre de ­l’émission de 1984 et déplorait « l’immobilisme » du gouvernement Fillon : « Le risque est que la droite, fidèle à ses vieux démons, diffère les réformes qui font mal aux futures périodes de “vaches grasses” […]  Alors… “Vive la crise !” si la prise de conscience de ceux qui nous gouvernent les amène […] à s’engager dans la réduction massive des dépenses publiques » … L’avenir (néolibéral) serait-il un éternel recommencement ?

Société
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