Une mémoire factice
Une vingtaine d’historiens ont analysé l’usage que Nicolas Sarkozy fait de l’histoire. Selon eux, il entreprend de dépolitiser le passé pour reconstruire « un roman national ».
dans l’hebdo N° 1011 Acheter ce numéro
Nicolas Sarkozy, féru d’histoire de France ? Rien n’est moins sûr… Mais qui n’a pas constaté, depuis son entrée en campagne, combien ses conseillers, au premier rang desquels le fidèle Henri Guaino, ne cessaient de glisser, au sein de ses discours, des références aux grands événements et aux personnages qui peuplent les livres d’histoire des écoliers ? On se souvient notamment de la surprise partagée, à droite comme à gauche, lorsqu’on entendit, au cours de la campagne présidentielle, le candidat d’une droite « décomplexée » évoquer Jean Jaurès, Léon Blum et Guy Môquet. Or, il se pourrait que cet « usage immodéré de l’histoire » en arrive, à dessein, à mélanger les noms, les événements et les périodes, en les extrayant de leur contexte.
Sous la direction de Laurence de Cock, Fanny Madeline, Nicolas Offenstadt et Sophie Wahnich, une vingtaine d’historiens parmi les plus éminents (Gérard Noiriel, Catherine Coquery-Vidrovitch, Gilles Manceron, Sonia Combe…) se sont attelés à reprendre les discours du candidat puis du locataire de l’Élysée pour disséquer chacune des références historiques qui s’y trouvent. Sous la forme d’un dictionnaire « critique » comprenant une cinquantaine d’articles aussi concis qu’incisifs – de Barrès à Blum, de Mai 68 à Guy Môquet en passant par Napoléon III, l’Afrique ou le plateau des Glières –, ils mettent en évidence l’utilisation très personnelle de l’histoire de France par Nicolas Sarkozy. La forme de ce dictionnaire permet aux auteurs de souligner que le Président entretient avec l’histoire un rapport particulier, « sur le mode de la culture du zapping et du self-service » , où « l’emploi tous azimuts des grandes figures du passé – bien que souvent réduit à un simple name-dropping – participe à la construction d’une mémoire factice destinée à “tous les Français” ».
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On le sait, l’un des positionnements de Nicolas Sarkozy vis-à-vis de l’histoire a été, durant la campagne, de refuser la « repentance ». Pour l’historienne Sandrine Lefranc, cette expression traduit surtout une *« conception de “la France” caractérisée par la fierté nationale » , qui réaffirme « le pouvoir de l’autorité publique de déterminer quelles versions de l’histoire doivent être non seulement enseignées mais apprises par tous » … Cette volonté apparaît notamment dans ses évocations de certains grands noms, choisis à travers les époques : au palmarès des plus souvent cités [[Cette comptabilité provient de la mise en ligne par le chercheur Jean Véronis des discours de Nicolas Sarkozy durant la campagne :
<www.up.univ-mrs.fr/veronis/Discours2007/>.]], arrive en tête Jaurès (97), talonné par de Gaulle (92), puis Jules Ferry (58) et Blum (50). Tous les observateurs ont bien noté les différentes appartenances politiques de ces derniers. Si l’on voit immédiatement la tentative grossière (mais efficace) de « captation d’héritage » vis-à-vis de la gauche dans le cas de Blum, Jaurès ou Guy Môquet, les grandes figures de l’histoire de France sont toujours convoquées en étant « coupées de toute historicité » , et c’est une facette du personnage qui se trouve soigneusement sélectionnée « en omettant les autres ».
Si les auteurs de l’ouvrage ne se privent pas de pointer certaines « absurdités historiques » , ils montrent notamment que cette méthode consiste à nier les conflits du passé et, surtout, la complexité inhérente à la discipline historique. Le cas de la référence à Léon Blum dans les discours du candidat est à ce titre exemplaire : se voulant son héritier, Nicolas Sarkozy le présente comme celui « qui respectait le travail, qui aimait les travailleurs », par opposition à la gauche adepte des 35 heures. Pourtant, c’est bien Léon Blum qui a signé en 1936 les accords de Matignon, décidant des congés payés et limitant la semaine de travail à 40 heures !
Les historiens montrent ainsi que cette technique, théorisée par Henri Guaino dans une interview à Libération (20-21 octobre 2007) et baptisée « désaffiliation » , fonctionne en fait sur « le principe de la décontextualisation » et par le « recours systématique au cliché, à l’image d’Épinal » . En réécrivant l’histoire et, surtout, en proposant « la définition d’une identité nationale fantasmée » , il s’agit pour Nicolas Sarkozy de faire disparaître le clivage gauche/droite et de « dépolitiser l’histoire en neutralisant ou en détournant la charge idéologique de ses symboles » . Cette lecture, qui est utilisée depuis un certain temps par d’autres hommes politiques en Europe (dans les anciennes démocraties populaires ou en Italie, par exemple), présente in fine une histoire « primaire » , digne du Tour de France par deux enfants ou du manuel de la IIIe République, le Petit Lavisse . Et les auteurs d’insister : une histoire « simpliste et moralisante, destinée à des enfants » . Des enfants qui ont fini par l’élire.