Vivre avec la peur

Sans-papiers en France depuis 2002, Abdoul Karim était retenu au centre de rétention de Vincennes quand celui-ci a flambé, le 22 juin.
Il raconte comment il est arrivé là, les étapes du drame, sa garde à vue…

Maïram Guissé  • 10 juillet 2008 abonné·es
Vivre avec la peur

Abdoul Karim, mis en garde à vue puis relaxé dans le cadre de l’incendie du centre de rétention administrative (CRA) de Vincennes, le 22 juin, a encore du mal à réaliser ce qui lui est arrivé. « Là ou je suis, je ne vis pas, je survis ! » , confie ce métis ivoirien et malien de 37 ans, tellement sur ses gardes qu’il a annulé notre premier entretien, redoutant un piège tendu par la police. « Je vis dans la paranoïa. Le matin même de ce rendez-vous, des policiers ont fait une descente chez moi. Je dois me méfier de tout le monde. » Trois jours plus tard – « après vérification », dit-il en riant –, il accepte finalement un deuxième rendez-vous dans un café du Xe arrondissement.
Le regard alerte, à l’affût du moindre mouvement, Abdoul Karim confie être « encore sous le choc ». Il revient de loin. En 2002, il quitte le Mali pour des raisons économiques. Diplôme d’électrotechnique et licence de droit en poche, il est néanmoins prêt à travailler dans tous les domaines. « J’ai fait des ménages. Depuis un an, je suis agent de sécurité dans un hôpital de Créteil. »

Illustration - Vivre avec la peur


Le 22 juin, au centre de rétention de Vincennes, des retenus ont mis le feu à des matelas. Resf/AFP

Lors de sa deuxième demande de régularisation, en janvier 2008 (la première, datant d’octobre 2007, a été rejetée), tout bascule. À la suite du dépôt de son second dossier, Abdoul reçoit une convocation de la préfecture pour le 10 juin. « J’y suis allé sans me poser de questions. Sur place, on a fait passer une dizaine de personnes avant moi. Des agents de police sont entrés dans le bureau puis ils m’ont fait appeler. Je savais qu’il se passait quelque chose, mais je n’avais rien à me reprocher. Je voulais aller au bout de mon cheminement. » Vingt minutes plus tard, il ressort encadré par quatre agents en civil. « Un convoi m’attendait devant la préfecture. » C’est le piège du guichet (voir Politis n° 1003).
Direction le plus vaste centre de rétention administratif (CRA) de France, où patientent 280 retenus : Vincennes. « Un des symboles de l’industrialisation de la rétention et de l’expulsion des sans-papiers, selon le rapport 2007 de la Cimade, seule association à être autorisée à pénétrer dans les CRA. Sa configuration spatiale, l’exiguïté des locaux, le peu d’espace de promenade, le contact humain réduit à l’extrême, la multitude des caméras, les rouleaux de barbelés posés en double transforment Vincennes en un univers quasi carcéral. » Ce centre de triste réputation est le lieu de nombreuses « violences qui s’expriment sous différentes formes et tout au long de l’année. Mouvements de protestation, grèves de la faim collectives, actes désespérés d’automutilation, incendies sont le quotidien » , explique Samir Boukhafi, intervenant judiciaire de la Cimade au sein du CRA de Vincennes.

Ce « climat de crise », Abdoul le ressent dès son arrivée. « Les retenus venaient de terminer une grève de la faim de deux jours à cause de la nourriture. Il y avait des tensions entre les gens, à cause des vols, et avec des agents, du fait de la manière dont ils parlent. Certains insultent les retenus. Il y a beaucoup de violences psychologiques. On est traités comme des délinquants, alors que notre seul tort est de ne pas avoir de papiers », s’insurge-t-il.
Les retenus sont répartis dans des chambres, par deux ou par quatre. Tous les jours, c’est le même rituel. Réveil entre 6 h et 6 h 30, pour un premier contrôle des effectifs. Déjeuner à midi, puis comptage du soir avant le dîner, à 18 heurs. « Une fois, j’ai vu des agents contrôler des émigrés en pleine journée dans les couloirs, alors qu’on ne sort jamais du centre… » , se remémore Abdoul, sourire en coin.

Le quotidien dans le centre se résume à une chose : l’attente. « On est stressés et angoissés à l’idée qu’on puisse être emmenés à l’aéroport du jour au lendemain. C’est insupportable » , confie Abdoul. Privé de sa liberté et de son intimité, il a du mal à comprendre cet enfermement. Son unique moyen d’évasion ? Le téléphone. « J’étais tout le temps en communication avec mon frère et ma tante. C’était la seule manière de tenir avec tout ce qui se passait. » Cette attitude va pourtant lui porter préjudice le week-end des 21 et 22 juin. Le 21, à 15 heures, un retenu tunisien « fait un malaise dans sa chambre ». De nombreux retenus se précipitent devant un des deux bâtiments du CRA. Aidés des CRS chargés du transport des retenus, les agents bloquent l’accès. Deux heures plus tard, vers 17 heures, les retenus rassemblés n’obtiennent aucune information sur l’état de santé de leur camarade. Ils s’énervent. Un agent, avec qui Abdoul a l’habitude de discuter, fait appel à lui pour calmer la situation. « Il nous a dit que le Tunisien était encore en vie, mais que son état était critique. J’ai transmis la nouvelle aux autres retenus. Tout le monde s’est calmé. » Vers 19 heures, nul ne sait comment progresse l’état du malade. Abdoul continue son rôle de médiateur et parvient une nouvelle fois à apaiser les tensions. « Vers 20 heures, le retenu tunisien est transporté à l’hôpital, ou il décède vingt minutes après. Là, la tension explose » , résume Abdoul. Une chambre prend feu près de la salle des prières vers 21 heures. Les pompiers maîtrisent et éteignent l’incendie. Ce sera tout pour ce jour.

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« Le lendemain, dimanche, on a fait une prière et une marche silencieuse pour le défunt »* , relate Abdoul. À la suite de quoi, toute la colère est remontée. « Des retenus ont entassé des matelas au milieu de la cour et y ont mis le feu. Moi, j’étais au téléphone avec mon frère qui attendait son tour de visite à l’extérieur du centre. Je suis allé dans ma chambre. J’avais donc mon téléphone dans une main, et une serviette dans l’autre, pour m’essuyer les mains que je venais de laver. Le feu continuait de se propager, mais personne ne nous faisait sortir. Les agents et les pompiers voulaient d’abord arrêter le feu. Ils ont finalement ouvert les grilles. Je disais aux autres retenus de rester assis et calmes. Au premier bâtiment du CRA, ils se sont fait violenter. Quand ils nous ont réunis dans le gymnase, ils ont baissé le rideau jusqu’à deux mètres de hauteur et ils nous ont gazés », ricane nerveusement Abdoul. « Ils voulaient qu’on reste au milieu du gymnase pour surveiller tout le monde. À cause de l’odeur de gaz, on nous a déplacés sur le parking de l’école de police. Des voitures de CRS nous ont encerclés, avec des gendarmes mobiles. À 22 heures, j’ai été emmené et mis en garde à vue. Ils m’ont incriminé car, selon eux, je portais une serviette mouillée pour me protéger du feu, et, comme j’étais en contact avec l’extérieur, ils ont supposé que j’avais tout organisé », explique Abdoul.

Depuis des mois, si ce n’est des années, la Cimade alerte régulièrement les pouvoirs publics sur la gravité de la situation : « Rien n’a été fait, se révolte Samir Boukhafi. Cet incendie était prévisible. » Abdoul a finalement été relaxé et considéré comme témoin assisté. Il est donc « libre ». Mais pour combien de temps ?

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