La force des images
Dans un livre à paraître, un collectif d’activistes californiens propose une critique virulente de la politique américaine. Dans cet extrait, ils examinent l’impact des événements du 11 Septembre à la lumière des thèses situationnistes.
dans l’hebdo N° 1015 Acheter ce numéro
« Partons du moment, en février 2003, alors que la guerre était imminente, où, à la demande insistante des Américains, on recouvrit d’un pudique rideau la copie du Guernica de Picasso accrochée dans le hall d’entrée de la chambre du Conseil de sécurité des Nations unies – ce n’était pas, en effet, un “arrière-plan approprié” pour une déclaration officielle devant les caméras du monde entier. L’épisode devint un emblème. À Piccadilly Circus ou sur les Ramblas, de nombreuses banderoles se couvrirent de formules sardoniques comparant Bush au taureau beuglant. Un emblème, donc – mais un emblème de quoi ? Un emblème de la volonté permanente de l’État d’exercer un minutieux contrôle des apparences dans sa course à la guerre ? Cela ne fait aucun doute. Mais, dans ce cas précis, cela s’est-il révélé efficace ? Est-ce que cette maladroite tentative de censure ne s’est pas plutôt révélée contre-productive, faisant précisément apparaître la hantise – par le biais d’une imagerie susceptible de donner un visage à la brutale abstraction du “choc et de l’effroi [^2]”– que la bande velcro du rideau était supposée cacher ? Est-ce que finalement cet incident n’est pas plus révélateur de l’angoisse de l’État dans sa tentative de microgestion des moyens de production symbolique – comme s’il redoutait que le plus infime détail du décor déréalisé monté pour ses citoyens pût, en temps de crise, se retourner complètement contre lui ?
Ce sont ces ambiguïtés, appliquées à l’ensemble de la conduite de la guerre et de la politique gouvernementale au cours des quatre dernières années, que ce chapitre vise à étudier. Notre postulat est que certains concepts et descriptions formulés il y a quarante ans par Guy Debord et l’Internationale situationniste, afin d’appréhender les nouvelles formes de contrôle étatique et de désintégration sociale, ont conservé tout leur pouvoir herméneutique – et plus que jamais peut-être dans l’époque empoisonnée que nous traversons. En particulier, les notions jumelles de “colonisation de la vie quotidienne” et de “société du spectacle” – chacun de ces concepts tirant son efficacité de l’autre – possèdent une capacité particulièrement frappante à mettre en lumière des aspects essentiels de ce qui s’est passé depuis le 11 Septembre. En un mot, notre ambition est de rendre ces deux hypothèses situationnistes majeures à la tâche pour laquelle elles ont été initialement conçues – d’en refaire des instruments d’analyse politique dédiés à l’étude des forces et des faiblesses de l’État capitaliste. (Nous ne sommes sans doute pas seuls à être gênés par la manière dont le discours postmoderne officiel s’est accaparé la notion de “spectacle” au cours des quinze dernières années – accompagnement vaguement millénariste des “new media studies” ou des illusions quant aux libertés offertes par le cyberespace, sans jamais la moindre allusion au fait qu’à l’origine cette notion s’appliquait aux émeutes de Watts ou à la révolution culturelle prolétarienne.)
Cela ne signifie nullement que nous pensons avoir compris l’ensemble des configurations et des dynamiques de la nouvelle situation, ou que nous sommes en mesure de fournir clé en main une théorie de ses déterminations les plus profondes. Nous ne sommes pas des sectateurs du spectacle ; aucun concept, ou agrégat de concepts, ne nous semble avoir pris la mesure réelle de l’horreur où nous avons été plongés ces quatre années passées. Nous trouvons même tout à fait compréhensible, quoiqu’au final erroné, que certains à gauche aient pu penser que les récentes guerres dans le désert et les empoignades au Conseil de sécurité relevaient des catégories marxistes traditionnelles, obstinément reconduites à l’identique – ramenant sur le devant de la scène les prédictions et révulsions exprimées par Lénine et Hobson dans leurs études respectives sur l’impérialisme –, et non de la politique du contrôle social “interne” et technologique [^3].
Nous sommes au moins sûrs de ça. Mais ce qui est nouveau dans les circonstances actuelles continue de se dérober à l’analyse. En revanche, toute analyse doit partir des trois questions suivantes, aussi évidentes qu’interdépendantes :
1- À quel point les événements du 11 septembre 2001 – les frappes chirurgicales sur New York et Washington orchestrées par des ennemis organisés de l’empire américain – nous font-ils basculer dans une ère nouvelle ? Ces événements ont-ils fondamentalement affecté les calculs et la conduite des États capitalistes avancés, ou les relations que ces États entretiennent avec leur société civile ?
2- Faut-il comprendre les modalités selon lesquelles, après le 11 Septembre, le pouvoir américain a cherché à s’affirmer – en s’empressant de faire la démonstration de sa suprématie militaire (il s’agit surtout pour le pouvoir de se rassurer sur sa capacité à mobiliser sur le champ son monstrueux arsenal), en tentant stupidement de recoloniser l’Afghanistan et l’Irak, en distribuant menaces et pots-de-vin aux États-clients dans tous les coins du globe, et en s’en prenant violemment aux libertés civiles à l’intérieur même des États-Unis – comme une régression historique ? Est-ce que les moyens de contrôle invisibles, à la fois intégraux et moléculaires, que pour beaucoup nous avions toujours cru indispensables à un système étatique véritablement “moderne”, ont réellement débouché sur une ère, à la fois nouvelle et ancienne, de canonnières et d’autodafés ?
3- Les concepts de “société du spectacle” et de “colonisation de la vie quotidienne” sont-ils susceptibles de nous aider à saisir la logique de l’époque contemporaine ? Ou bien est-ce que la fragmentation sociale et la facticité que ces concepts pointaient initialement ont également été dépassées – brutalement supplantées dans un moment d’urgence et d’arrogance – par les impératifs, plus anciens et plus crus, de l’art de gouverner ?
On ne peut pas répondre une à une à ces trois questions ; il est nécessaire de les considérer ensemble. Aucun niveau d’analyse – “économique” ou “politique”, global ou local, décrivant les moyens de production matérielle ou symbolique – ne permettra de faire justice à l’étrange mélange de chaos et de grand dessein qui caractérise l’époque actuelle. Mais jusqu’ici, rares sont ceux qui ont pensé que l’un des principaux aspects de cette histoire – la lutte pour la suprématie dans le domaine de l’image – se trouvait dans un rapport d’interaction positive avec d’autres éléments, plus familiers et “matériels”. C’est une première ébauche de cette interaction que nous souhaitons proposer, afin d’ouvrir de nouveaux débats. […]
Notre réflexion procède donc, bien malgré nous, d’une image sur un écran. Nous sommes convaincus que le fait que les horreurs du 11 Septembre aient été conçues pour être vues est d’une importance extrême, et que cette visibilité démarque ces bombardements de la plupart des campagnes de terreur aérienne, notamment de toutes celles menées par les États. Il n’y avait pas de caméras à Dresde, ni à Hambourg, ni à Hiroshima [^4]. Les lecteurs intéressés peuvent aussi consulter le livre de Michael Light, 100 Suns, New York, 2003.). Les horreurs qui s’y sont déroulées devaient ne pas être vues ; elles devaient se répandre – elles étaient conçues pour se répandre – parmi les populations environnantes sous la forme incontrôlable de la rumeur et de la panique. Et elles devaient être présentées à l’appareil d’État ennemi sous la forme de rapports, de statistiques, de prévisions et d’ultimatums.
La terreur de Septembre était d’une autre nature. Elle ne formulait aucune exigence, ne fournissait aucune explication. Elle se fondait sur la conviction (apprise de la culture même qu’elle cherchait à annihiler) qu’une image vaut plus que tous les discours – qu’une image, dans les conditions actuelles de la politique, est en elle-même, à la condition d’être correctement utilisée, un outil spécifique et efficace de gouvernement. Bien sûr, les terroristes savaient pertinemment que la destruction des Twin Towers ne servirait à rien, ou presque, pour stopper les circuits du capital. Mais les circuits du capital sont liés, à plus long terme, aux circuits de la sociabilité – les formes de croyance et de désir, les niveaux de confiance, les degrés d’identification à la belle vie procurée par la marchandise. Et du point de vue stratégique adopté par les terroristes, ce sont les aspects de l’imaginaire social qui sont encore (toujours, interminablement) assemblés par les machines à émotion perpétuelle. […]
Il s’agit ici pour nous d’énoncer une logique, non de la défendre. Mais nous pensons que c’est seulement en reconnaissant la dimension véritablement “moderne” de la stratégie des terroristes – laquelle est le contraire d’un simple incident mû par le désespoir, la faiblesse et l’atavisme, et le véritable déclencheur de l’agonie actuelle de l’État – que la gauche pourra développer des arguments pour combattre les prémisses et les conséquences de ce nouveau type de terrorisme. »
© Les Prairies ordinaires
[^2]: NdT : « Schock and Awe » est le nom donné par les Américains à un nouveau type d’intervention militaire consistant à bombarder massivement le théâtre des opérations avant l’intervention des troupes terrestres. L’objectif avoué est de terroriser l’ennemi et de lui infliger des pertes lourdes, mais aussi de limiter au maximum les pertes humaines.
[^3]: Ce n’est pas que nous pensions que tous les termes de l’analyse de Marx soient périmés. Notre recours au concept d’« accumulation primitive » démontre qu’il n’en est rien. C’est le « obstinément reconduites à l’identique » qui est ici en cause. Trop de commentateurs marxistes nous ont récemment semblé trop plein d’assurance (ou bien sont-ils en fait soulagés ?) face au nouvel impérialisme, comme si ce dernier confirmait l’ensemble de la théorie marxiste et invalidait toutes les autres.
[^4]: C’est moins d’un an après Hiroshima, en juillet 1946, que se sont imposés les signes jumeaux de la modernité de l’après-guerre – le champignon atomique et le maillot de bain deux pièces – dans et autour des tests nucléaires de Bikini. « Dix-huit tonnes d’équipement cinématographique et plus de la moitié des stocks mondiaux de pellicule ont été mobilisés pour enregistrer les explosions d’Able et Baker [NdT : les fameux tests nucléaires de Bikini] » (Jack Niedenthal, For the Good of Mankind : A History of the People of Bikini and their Islands, Majuro, MH, 2001, p. 3