Une belle patte

Avec « Les Récidivistes », Laurent Nunez s’impose comme un véritable écrivain dès son premier roman. Cette autobiographie d’une forme particulière est pétrie de sa mémoire de lecteur.

Christophe Kantcheff  • 28 août 2008 abonné·es

Tout, a priori, nous détourne de la littérature. La dite « rentrée littéraire », lancinante, radotante, écœurante avec sa mise sur le marché de vanités plus ou moins commerciales mais en grand nombre, que concluent de vils prix voués aux cadeaux pour les étrennes. Les médias, qui se félicitent de la profusion éditoriale pour mieux faire leurs choux gras de quelques « vedettes », sans doute ces mêmes dix « immanquables (sic) » (Angot, Rolin, Millet…) dont Livres-Hebdo, l’intrépide journal de la profession, nous révélait, dans son numéro du 27 juin, qu’ils nourriraient « toutes les conversations » (ce « toutes » est délectable…). Et puis notre époque moderne bien sûr, soumise à la vitesse, à l’image, à l’interactivité, à tous ces poncifs qui font le bonheur des journalistes en mal de copie, pour qui la littérature est un vague souvenir télévisuel dont la figure de cire se nomme Bernard Pivot.

Mais parfois se produit un heureux événement. On rencontre un livre qui nous y ramène, à la littérature. Sans discussion et en plein dedans. Les Récidivistes, de Laurent Nunez, est de ceux-là. On s’en rend compte presque immédiatement. Suffit de lire les premières pages. Là, d’emblée, quelque chose agit, une voix se fait entendre. Loin de la production courante. Loin des phrases sous vide ou des écritures naïves. Il y a là de la nécessité et, déjà, une patte et une pâte, de la souplesse et de l’aisance, et quelque chose qui pourrait s’appeler une conscience (quand tant d’« écrivains » sont totalement inconscients de ce qu’ils font ; certains, même, s’en flattent…).
« Déjà », disions-nous. C’est que les Récidivistes est un premier roman. Alors là, c’est encore plus fort ! Débarquer, comme ça, avec un tel roman ! Mais Laurent Nunez, 30 ans, ne débarque pas. Le garçon est pétri de littérature, et sa mémoire de lecteur remonte à loin, à très loin…
Mais reprenons. Qu’est-ce que l es Récidivistes ? Un roman autobiographique. D’un genre particulier. Le narrateur, Laurent, y emprunte la voix de quatre écrivains (très) confirmés, Pascal Quignard, Marguerite Duras, Marcel Proust et Jean Genet, pour se raconter. Sur le papier, ça paraît ultra-référencé. Seuls ceux qui ont lu ces quatre auteurs seraient-ils susceptibles de trouver de l’intérêt aux Récidivistes ? Certainement pas. Rien de plus limpide que ce roman. Son érudition, réelle, n’est pas un obstacle, mais une source de plaisir. Plaisir de reconnaissance (où les clins d’œil humoristiques sont nombreux) pour les lecteurs de Quignard, Duras, Proust et Genet, plaisir de la mise en appétit de lecture pour les autres. Surtout, les Récidivistes ne pastiche ni ne parodie, encore moins ne plagie.

L’œuvre est bien celle, singulière, d’un jeune homme d’aujourd’hui, avec ses interrogations, ses angoisses et ses tourments sentimentaux. Seulement, ce jeune homme a beaucoup lu, au point de donner l’impression aux autres d’avoir tout lu. Et le fait d’être tombé tout petit dans la marmite de la lecture lui a donné non seulement l’envie d’écrire à son tour, mais des idées sur la littérature. Qu’il a formalisées il y a deux ans dans un essai, les Écrivains contre l’écriture (1900-2000) [^2], préface de son roman, tant celui-ci semble en être la continuation fictionnelle [^3].
Au cœur de cet essai, la conviction que les écrivains qui décrient la littérature (et qui cherchent, tiens, tiens, à nous en détourner, mais leur légitimité est autrement plus forte que la « rentrée littéraire » ou la société moderne, puisqu’il s’agit, par exemple, de nombre de surréalistes, Breton en tête, mais aussi de Valéry ou de Cioran) ne sont pas cohérents. L’appel à la nouveauté, le refus du style et de la bibliothèque, la valorisation de la sincérité et de la spontanéité des « non-écrivains » , de la part de ceux que l’histoire littéraire a nommés les « Terroristes » dans cette querelle aux camps parfois fluctuants, apparaissent comme des impostures aux yeux de Laurent Nunez, qui trouve à ses côtés Paulhan ou Blanchot. Celui qui, alors, était un futur romancier, le démontre brillamment, et, assumant la dimension répétitive, sinon récidiviste, de la littérature, pousse son raisonnement jusqu’à l’extrême : « Nul n’est si doué ni si impersonnel qu’il réussisse à reproduire très fidèlement le style d’un autre sans y mettre surtout du sien : et c’est dans cet échec mimétique que se tient joyeusement la littérature » , écrit-il.
Ces propos se retrouvent mot pour mot dans les Récidivistes : à la fin de la troisième partie, celle qui résonne avec Proust et la Recherche , quand, à Laurent le narrateur, se révèle la forme que prendra le livre à écrire. Forme que Laurent Nunez, l’auteur, a respectée. Les Récidivistes est donc le prolongement logique, l’application pourrait-on dire, d’une théorie esthétique préalable – ce qui n’est pas si courant, et là encore rappelle Proust et son Contre Sainte-Beuve avant-coureur. Un premier roman en forme d’expérimentation, dont Laurent Nunez pouvait sortir avec les honneurs ou couvert de ridicule.

Ce sont les honneurs, donc. Dans les pas savants et fragmentés de Quignard, Laurent décrit la dépression dans laquelle, à 23 ans, il s’est enfoncé après la rupture provoquée par sa petite amie, et la vaine fuite hors du temps qu’il a recherchée. Avec l’épaisseur imperceptible du mystère chez Duras, il relate une rencontre avortée avec un homme. Il reprend la cathédrale proustienne pour montrer comment l’écriture a émergé en lui à partir d’un malentendu amoureux. Enfin, la sensuelle crudité de Genet lui permet de raconter le suicide d’un de ses amoureux, en face de lui, dans le métro parisien.
Encore une fois, Laurent Nunez ne singe pas. Il fait résonner sa partition à partir d’armatures déjà existantes qui, parce qu’elles sont au nombre de quatre, empêchent d’autant plus que s’impose un « modèle ». Peut-être, dans un ou deux romans, n’aura-t-il plus besoin de celles-ci. Pour l’heure, ce qui se crée dans l’écart entre le déjà connu et l’inédit est d’une vigueur, d’une richesse et d’une sensibilité peu communes. Les Récidivistes pétille d’intelligence autant que de bonheurs d’écriture. En émane le portrait moral et sentimental d’un jeune homme au tempérament à la fois solitaire et volage, enclin à des élans sincères, entiers, sans arrière-pensée, et donc d’autant plus douloureux quand ceux-ci sont déçus. L’ironie en est rarement absente, ce qui détourne heureusement du drame, même si dans la dernière partie, cinglante, la tragédie surgit de manière abrupte.
Mais surtout, ce qui ressort des Récidivistes , c’est, déjà, le talent d’un écrivain. Qu’il raconte l’histoire de Robert Wilson et Arno Penzias, qui, en 1965, ont par hasard découvert le principe d’un stéthoscope géant capable d’entendre les premiers battements de l’univers, qu’il s’attarde sur l’ambiance d’un café ou qu’il parle de la lecture, Laurent Nunez, jamais, n’est anodin. On attend la suite avec impatience.

[^2]: Aux éditions José Corti.

[^3]: Nous l’avons, pour notre part, lu a posteriori. Ce qui n’enlève rien de son intérêt.￿

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