Allure grand largue

Dans « la Traversée du Mozambique par temps calme », Patrice Pluyette s’amuse avec le genre du roman de mer pour se livrer à une jonglerie joyeuse et gourmande avec la syntaxe, les registres de langage et les lexiques.

Ingrid Merckx  • 25 septembre 2008 abonné·es

C’est un roman de mer comme on n’en fait plus. Mais dans une langue avec laquelle on n’en fait pas. « Le bateau accuse un roulis important ; depuis quelques heures le temps a changé, quelques nuages menaçants ont dessiné dans le ciel une bouche de monstre terrifiant, plus précisément l’espace libre laissé par la confrontation des masses au-dessus du bateau peut faire penser à une bouche d’où vont sortir un terrible souffle, de terribles dents. Les verres sur la table débordent, laissant couler l’eau et le vin sur les genoux du voisin. Les pommes de terre refroidissent et la couche de fromage en surface a durci… »
À bord, l’ambiance « n’est pas top » , et quand l’agglutination des méduses en contrebas laisse croire à un mauvais présage, alors on cause de « maladies pulmonaires, d’athymhormie, de congestions cérébrales d’origine inconnue, du rhume des foins, de la paix dans le monde, du taux de suicide en hausse dans les pays en développement et plus particulièrement chez les 15-25 ans, de l’incapacité de certains gouvernements à voir la réalité en face. »
Les Révoltés du Bounty versus Master and Commander, l’Île au trésor façon Pirates des Caraïbes , Moby Dick à la manière de la Vie aquatique… Tout le décorum y est, comme dans un scénario hollywoodien de bonne facture : la présentation de l’équipage, le départ du port, les premières scènes à bord, la première tempête, les échanges de regards, les mauvaises humeurs, les bizarreries de chacun, le suspens qui grandit. Mais sur un ton décalé qui assume l’empathie avec le genre en la dopant d’une ironie complice, l’empreinte de Pluyette. De l’air du large, oui, une « goélette paimpolaise à hunier » , sûrement, et moult détails qui transportent sur le pont, mais une manière de ne pas se prendre au sérieux qui subitement brise le récit comme la proue brise la vague, et comme la langue rompt syntaxe et lexiques. Lesquels passent gaiement du livre de marine à la conversation entre collègues ou au dépliant pseudo-ethnologique pour voyage de luxe. Il prend soin, Patrice Pluyette, d’éviter nostalgie ou révérence, et se montre avide d’un rythme qui aille grand largue. C’est un roman de pont à l’heure de la météo marine à la radio. Voguant toutes voiles dehors quelque part entre le XIXe et le XXIe siècle, le Mozambique et la banquise, dans un monde globalisé où se croisent, entre autres, deux Indiens tueurs d’ours, une cuisinière amoureuse, une sorcière avec un corps d’athlète qui ne pipe mot, un pirate géant et homosexuel prénommé Jean-Philippe et un capitaine, Belalcazar, à la personnalité non identifiable mais qui « tape du poing sur la table quand la syllabe est tonique ».

Il est question de la peau des méduses qui peut servir de combustible, du scorbut qui menace, du quotidien de deux filles inuits qui contraste sérieusement avec l’idée exotique qu’on s’en fait et d’une course au trésor improbable qui est surtout « prétexte à ». En fait, Pluyette se moque de la finalité du voyage. Ce qui importe, ce sont les changements qu’il engendre sur cette petite communauté, et sa délectation à faire dialoguer ses membres si dissemblables et, pour tout dire, assez foutraques.
Pas de tirade philosophique, c’est pas le genre, mais de petites saillies drolatiques sur le monde comme il va, et ne va pas : « Dans les filets s’échouent les truites. Le climat de la terre se dérègle. Désormais on trouve des truites en toute saison. » Les neurones étant émoustillés par le trajet, comme chacun sait. Tout est là, en fait, dans cet éloge masqué du déplacement physique et mental qui opère selon avec qui l’on est et où l’on va. Pourvu que ça avance, même quand il n’y a plus de vent, ou pire, plus de bateau. Car, en deuxième partie de roman, l’équipage réalise qu’il fait fausse route, la Catherine , qui avait mis le cap sur la Colombie, se retrouve prise dans les glaces. Tout le monde à terre, sans habits d’hiver. L’équipage se réfugie sous la tente d’un passant providentiel. « Belalcazar ne cesse de répéter que ce séjour au froid était écrit, que le destin voulait qu’ils rencontrassent Inyoudgito le sauveur, le sauvassent, apprissent de lui une autre manière de vivre, sauvage, et que le froid revigore, agace, tonifie la circulation du sang, remet la conjugaison en place. » Il faut noter dans cette phrase l’utilisation de l’imparfait du subjonctif, l’allitération, les rimes internes…
Patrice Pluyette s’amuse et amuse, parce qu’il est sagace et pas péroreur. De même, l’auteur d’ Un vigile (2005) et de Blanche (2006) ne s’enlise pas dans la farce, qui deviendrait pesante à force. Quand il sent que ce danger le guette, il reprend un chapelet d’incises pour échafauder une description docte sur tel ou tel sujet : la chasse à l’ours blanc, les vertus de la peau de phoque en maillot de corps. Ou s’autorise quelques stand by dans la pensée de quelqu’un : Jean-Philippe rêvant d’une vie faite de chasse, de pêche et d’amour ; Belalcazar divaguant sur l’homme qui court pour rien : « Il faudrait partir en expédition autour de sa chambre, oublier le reste du monde. Les richesses amassées sont toujours plus précieuses quand on va les chercher en nous-mêmes, tout près. » Mais qui poursuit son chemin vers Païtiti, cité inca. Autre ironie. Et Pluyette ne résiste pas à l’envie d’être de la partie : il se réserve un rôle de chœur antique mais intermittent, transparaissant parfois pour relancer la discussion ou les intempéries, et rappeler le recul, surtout, qu’il faut savoir garder en toutes circonstances. C’est un état d’esprit.

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