« Cette école ne ressemble en rien à celle que je défends »

Selon Philippe Meirieu*, le film de Laurent Cantet
montre des comportements relevant
d’une gauche compassionnelle, qui mise
sur l’affectif
et le subjectif
au détriment
de la véritable pédagogie.

Ingrid Merckx  • 18 septembre 2008 abonné·es

Quel est votre sentiment général à propos du film Entre les murs ?

Philippe Meirieu : Je respecte le film en tant ­qu’œuvre cinématographique, mais je m’en inquiète en tant qu’objet de débat social… On dit que Sean Penn, président du jury à Cannes, a voulu donner la Palme d’or au film pour attirer l’attention des États-Unis sur l’état désastreux de l’école publique américaine. C’est une intention louable, mais, en France, le film est idéologiquement dangereux. Nous y voyons un professeur, François Marin, qui, avec les meilleurs sentiments du monde, met en œuvre une pédagogie calamiteuse. Ce personnage donne à penser que tous ceux qui refusent l’autoritarisme vivent dans la séduction-captation et l’amour-haine avec leurs élèves. Ils seraient englués dans l’affectif et incapables de tirer les jeunes vers le haut… Or, il faut, bien sûr, tirer les élèves vers le haut et croire toujours à leur éducabilité : tout le contraire de ce qu’on voit dans le film quand le professeur dit de Souleymane qu’il est « limité » . Il y a, à ce moment-là, un plan très fort sur le gamin : il entretenait une relation affective très forte avec ce professeur et, subitement, il se sent trahi. C’est là que la violence se déclenche. Il y a tout un enrobage avec la joute verbale sur les « pétasses » qui détourne l’attention de la vraie question : comment engager chacun dans une dynamique intellectuelle, l’aider à progresser, sans jamais désespérer de lui ?

En quoi ce film est-il « idéologiquement dangereux » ?

J’ai peur que l’on dise : « Voilà l’école de Meirieu ! Voilà où les pédagogues nous mènent. Ils sont en train d’écrabouiller la culture. Ils se mettent sur le terrain des jeunes, y compris en adoptant leur manière de se comporter. » Entre les murs est un boulevard ouvert aux antipédagogues. C’est aussi une bombe à retardement contre l’école publique. Je crains que des parents, effrayés par le tableau que l’on en donne, n’aient qu’une idée : préserver leurs enfants de cet univers en les mettant à l’école privée !

En quoi la pédagogie d’un François Marin est-elle différente de celle que vous défendez ?

Je ne laisserais jamais entrer des élèves en classe sans avoir installé les tables ni préparé le tableau. Je ne les laisserais jamais sortir n’importe comment, je n’admettrais jamais des prises de parole aussi anarchiques. Je m’efforce de structurer l’espace et le temps et, surtout, avec des contenus intellectuellement plus forts et mobilisateurs. La pédagogie pour laquelle je me bats est celle qui organise minutieusement la rencontre des élèves avec les questions fortes de notre culture et les amène, au coude à coude, vers une expression exigeante et le souci de la perfection… François Marin ne structure pas sa classe. Il ne fait pas de pédagogie : il fait faire, sans aucune précaution, des exercices discutables comme l’auto­portrait… Le vrai message, c’est que sans pédagogie, avec des gamins difficiles, on se casse la gueule.
François Marin est bourré de « bonnes intentions de gauche » mais il met en place une pédagogie qui exclut : exclusion de cette partie de la classe qui n’entre pas dans la joute verbale avec lui, exclusion de Souleymane après un comportement violent qu’il a contribué lui-même à déclencher, exclusion de cette élève qui va le voir, à la fin, pour lui dire qu’elle n’a rien compris de toute l’année… Exclusions inévi­tables dès lors qu’on ne travaille pas plus rigoureusement ! Cela dit, je pense qu’il faut absolument sauver le soldat Marin : il faut lui donner, par une formation pédagogique, les moyens de ses ambitions.

Le film vous paraît-il servir une pédagogie de l’affect ?

La vraie pédagogie travaille sur la médiation des savoirs et la construction du cadre. Or, ici, elle disparaît dans une sorte de cocotte-minute affective prête à exploser à chaque instant. Le pédagogue doit ­mettre en place des dispositifs qui imposent le sursis : « Tu as le droit de parler… mais si tu prends le temps de penser un peu avant ! » Le sursis et la médiation de la culture… Pour reprendre l’expression d’un collègue, Jean-Luc Estellon, le film pourrait s’intituler : « L’imparfait du subjectif ».
Bien sûr, je ne suis pas naïf au point de penser qu’on peut suspendre l’affectivité dans la classe. Mais elle doit être régulée, lestée, mise à distance. Il y avait cela dans le livre de Bégaudeau : un texte littéraire, avec un travail sur la langue, des notations très fines qui permettaient de mesurer la fragilité et les inquiétudes de l’enseignant. Le film a transformé cela en une juxtaposition de tableaux plus ou moins exotiques. C’est une galerie de portraits complaisants. On met en scène des archétypes de professeurs et ­d’élèves, des morceaux de bravoure qui, certes, peuvent exister, mais qui ne permettent pas vraiment de comprendre ce que pourrait être une école démocratique et exigeante pour ces jeunes aujourd’hui… Et, pire, le film laisse entendre qu’il n’y a pas d’autre alternative pour l’école que ce que nous voyons là.

Peut-on voir dans l’attitude de Marin une volonté de trancher avec certains comportements enseignants ?

François Marin tient un discours plutôt progressiste et refuse de recourir à l’autoritarisme. Mais, paradoxalement, ses pratiques peuvent ouvrir la voie à ce recours. Dans la mesure où il laisse fonctionner massivement le pulsionnel, il prend le risque que de bonnes âmes influentes se frottent les mains : « Je vous l’avais bien dit qu’on ne pouvait pas en tirer grand-chose de ces jeunes ! Il faut se résigner à la manière forte ! » De plus, il y a des scènes qui peuvent fonctionner à contresens : jamais, dans un conseil de classe bien mené, on ne devrait accepter le comportement des deux élèves déléguées que nous montre le film… Mais quelle conclusion en tirer ? Qu’il faut préparer et gérer avec bien plus de rigueur les conseils de classe… ou supprimer la présence des délégués d’élèves ?

Comment critiquer la pédagogie telle qu’elle apparaît dans le film sans être taxé d’autoritarisme ?

Entre les murs me met dans une situation difficile, mais que j’assume bien volontiers. Il est déjà très attaqué par mes adversaires. Selon les canons médiatiques, je devrais donc le défendre… Quand Alain Finkielkraut évoque « l’exhibition du parler jeune » et la « renonciation à instruire », ses arguments ne sont pas très éloignés des miens. Mais nos propositions pour l’école sont aux antipodes… Je revendique le droit de ne pas être d’accord avec la pédagogie que décrit le film et de ne pas être, pour autant, partisan de l’autoritarisme. Il y a une ligne de passage pour la gauche entre Marin et Finkielkraut. Il faut une critique de gauche sur ce film. Elle est possible, ne serait-ce qu’à partir des acquis formidables de ­l’Éducation populaire : on peut, à la fois, « tenir » des gamins et les tirer par le haut. Nous ne sommes pas condamnés à osciller entre une gauche compassionnelle et laxiste, d’un côté, et une droite, répressive et autoritariste, de l’autre. Entre les deux, il y a la pédagogie… malheureusement ringardisée, alors qu’on n’en a jamais eu tant besoin.

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