« Des effets sociaux négatifs »
Les précédentes réformes
du système
de santé et de Sécurité sociale ont suscité l’analyse inquiète de différentes institutions, explique le sociologue Frédéric Pierru.
dans l’hebdo N° 1019 Acheter ce numéro
De nouvelles orientations concernant l’ensemble du système de santé et de Sécurité sociale seront présentées dans les semaines qui viennent. Pour quelles raisons ?
Frédéric Pierru : La réforme annoncée ne peut se comprendre que replacée dans le contexte économique et politique. L’économie française est au bord de la récession, ce qui invalide complètement les prévisions macroéconomiques du gouvernement en matière de finances publiques. Or, la France, qui préside l’Union européenne, s’est engagée au retour à l’équilibre de ses comptes publics pour 2012. On assiste donc à un sauve-qui-peut budgétaire. Bercy est à la manœuvre pour procéder à des coupes claires dans les dépenses publiques, en particulier sociales, dont le rythme de progression est de plus en plus déconnecté de celui des recettes, pénalisées par le marasme macroéconomique. Voilà la vraie motivation de la réforme annoncée, et tous les beaux discours sur l’égalité d’accès aux soins et la politique de prévention visent seulement à adoucir un peu l’amère potion.
Par ailleurs, le gouvernement a jusqu’à présent cautionné la dérive des principaux porte-parole de la médecine libérale, en acceptant les hausses de tarifs, en ne sanctionnant pas ce cancer qui ronge l’assurance-maladie que sont les dépassements illégaux d’honoraires, en ne réprimant pas les refus de soins aux bénéficiaires de la CMU et de l’AME, en ne prenant pas de mesures énergiques pour mieux répartir les médecins sur le territoire. Cela dit, depuis peu, mais peut-être est-ce pour des raisons tactiques, pour atténuer le scandaleux décalage entre pénalisation des assurés sociaux et impunité totale du corps médical, la ministre de la Santé semble durcir le ton sur ce que l’on peut qualifier de révolution conservatrice chez les médecins libéraux. Il faudra voir à la longue. Pour l’instant, on met à la diète le service public hospitalier sans revoir véritablement les modalités de prise en charge en médecine de ville. Cela ne peut à terme qu’asphyxier les hôpitaux, qui devront, sans en avoir les moyens, prendre en charge les populations vulnérables chassées, pour des raisons économiques, de la médecine de ville. C’est une impasse sociale et économique, dont vont profiter les cliniques.
Sait-on aussi ce que les précédentes réformes ont entraîné sur le plan des besoins et de l’accès aux soins ?
Ce qui frappe, c’est le décalage entre les orientations actuelles de la politique d’assurance-maladie d’un côté, et les constats établis par les principaux organismes d’État ainsi que les conclusions des évaluations économiques des réformes de l’autre. En effet, aussi bien la Cour des comptes, dans son dernier rapport sur la Sécurité sociale, que le Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance-maladie, par exemple, mettent en garde le gouvernement contre les effets sociaux négatifs de la poursuite de la politique de déremboursement actuel, qui a atteint un seuil critique. De plus, les économistes, y compris ceux de l’OCDE, ont bien montré que la « responsabilisation financière » des patients est la plus mauvaise des solutions, y compris dans l’optique de la maîtrise de la dépense. Le pire, c’est que l’on a déjà expérimenté en France les effets de la politique de l’actuel gouvernement : c’était au cours des années 1980, avec la succession des plans de redressement des comptes de la Sécurité sociale, qui avait rogné le taux de prise en charge des dépenses de soins par l’assurance-maladie. Résultat : celles-ci n’ont jamais été maîtrisées, tandis qu’il a fallu mettre en place, en 1999, la CMU, afin de limiter les phénomènes de renonciation aux soins des plus démunis. C’est ce qui avait poussé les gouvernements, à compter des années 1990, à agir davantage sur l’offre de soins. Mais, depuis les réactions des syndicats de la médecine libérale au plan Juppé, la droite a renoncé à cette voie, la seule efficace économiquement et socialement. L’histoire semble bégayer.
D’autres pays ont réformé leur système de santé en suivant les mêmes orientations. Quelle a été l’évolution de ces systèmes ?
Dans tous les pays européens, pour les mêmes raisons – stabilisation puis réduction des prélèvements obligatoires, maîtrise des déficits publics –, mais selon des dosages différents, on suit les mêmes orientations : privatisation et libéralisation. On désocialise de façon rampante les dépenses de soins ; on met en concurrence, parfois, les caisses d’assurance-maladie « publiques » avec les assureurs et les mutuelles, et, la plupart du temps, les hôpitaux et les cliniques. La tarification à l’activité a été ainsi introduite dans presque tous les pays, et, partout, les hôpitaux sont sommés de se conduire comme des entreprises.
On a donc affaire à un mouvement général, encouragé par la Commission européenne. Et, contrairement au poncif qui veut que l’on s’inspire des « meilleures pratiques » étrangères, il n’y a guère de preuve du succès de ces réformes, au contraire. Aux Pays-Bas ou en Allemagne, il a fallu mettre en place de coûteuses usines à gaz bureaucratiques pour éviter que la mise en concurrence des caisses ne débouche sur l’éviction des plus démunis et des plus malades du marché de l’assurance santé.
Là-bas comme en France, au lieu d’augmenter les impôts et les cotisations de façon à préserver le financement solidaire des dépenses de soins, on préfère augmenter les primes réclamées par les assurances complémentaires, dont le caractère socialement régressif est attesté, quitte à subventionner par des fonds publics l’entrée des plus démunis sur ce marché. Tout cela n’a pas de justification économique et sociale. C’est de l’idéologie pure et simple.