Entre les murs : Quand un film élève la réflexion

Récompensé à Cannes par la Palme d’or, le beau film de Laurent Cantet « Entre les murs » sort au cinéma alors qu’un vaste débat sur l’école agite la société. Cette œuvre y participe, suscitant des réactions contrastées.

Un dossier à lire dans notre rubrique Culture .

Christophe Kantcheff  • 18 septembre 2008 abonné·es
Entre les murs : Quand un film élève la réflexion

Lui, c’est M. Marin, la trentaine, professeur de français dans un collège de l’est parisien. Eux, ce sont les ­élèves d’une quatrième du même collège, entre 13 et 15 ans, ses élèves pour quelques heures par semaine, et pour une année scolaire. Les murs du titre sont ceux de l’établissement, mais surtout ceux de la classe, où se déroule l’essentiel du film, autrement dit du face-à-face, de la confrontation.
Le mot n’est pas trop fort, confrontation, à entendre davantage dans son acception sportive que guerrière. Laurent Cantet filme un match en plusieurs manches, avec ses règles connues de tous, où les protagonistes sont tour à tour parte­naires, adversaires, où le seul adulte est aussi, et tout autant, arbitre qu’entraîneur. Inutile de dire qu’il s’agit d’être en forme. Le prof a pour lui la situation de pouvoir, le savoir, une certaine expérience, et c’est lui qui impose le thème de chaque partie. En théorie. Seulement en théorie.

Illustration - Entre les murs : Quand un film élève la réflexion

François Bégaudeau, auteur du livre « Entre les murs », joue son rôle de prof dans le film de Laurent Cantet.
HAUTETCOURT

Les élèves ont pour eux l’énergie du nombre, de l’enfance, de l’impertinence, parfois du refus. Ils ont aussi contre eux ce qui s’appelle des handicaps, symbolisés dans une des premières scènes par leur ignorance de la signification de mots comme « désormais » ou « Autrichienne ». Ces adolescents ne sortent pas de l’imagination d’un cinéaste, rêvés, édulcorés. Ils sont, globalement et avec leurs singularités, l’expression d’un milieu socioculturel qui n’est pas, loin de là, le plus favorisé. Rares sont les huis clos dont le hors-champ crève autant l’écran. C’est l’une des indéniables qualités de ce film : donner à voir, à sentir, de manière concrète, rugueuse, fulgurante, combien la société est partout dans ce collège. L’école-sanctuaire, encore souhaitée par certains, rime ici avec chimère.
Dès lors, il n’y a guère d’autre solution pour François Marin que de composer avec l’exigence du programme et les réalités de la classe. Composer avec le caractère des uns et des autres, et le sien propre, prompt à l’ironie, « Vous charriez trop » , disent souvent les élèves. Si on le voit faire cours sur le subjonctif ou la versification d’un poème, il opte le plus souvent pour une alternative au cours magistral, impliquant davantage les élèves, les plaçant dans une position d’acteurs avant tout. Cela ne fait sans doute pas une méthode, mais assurément un parti pris, qui exige de l’à-propos. C’est là, en tout cas, que la controverse sur le type d’enseignement dispensé par ce professeur trouve son origine. Mais si Entre les murs est aussi tendu, dynamique et enthousiasmant, c’est parce que ce parti pris est également fécond en situations de cinéma.

Le film est une libre adaptation du roman éponyme de François Bégaudeau (paru en 2006 chez Verticales), qui interprète avec aisance M. Marin. Le livre offrait une multitude de courts tableaux, inspirés « de l’ordinaire tragi­comique d’un professeur de français ». Le film en a gardé quelques-uns, mais développe sa propre fiction. De même, si certains élèves de la classe deviennent des personnages tandis que d’autres restent des silhouettes, ce n’est pas en fonction de telles ou telles préfé­rences, sinon celles qu’exigent les « règles » du cinéma. Khoumba, Sandra, Wei, Souleymane, Cherif, Louise, Boubacar, Burak… Ils sont malgré tout nombreux à acquérir une réelle existence en quelques répliques et à faire preuve, tout au long du film, d’une formidable justesse et d’une personnalité éclatante. Une réussite due autant à Laurent Cantet qu’au talent de ses jeunes inter­prètes, qu’il a su, au cours de nombreux ateliers et répétitions préparatoires, faire éclore.
Entre les murs s’éloigne donc rapidement de la chronique, qui parierait sur la seule dimension documentaire, pour instaurer peu à peu une dramaturgie. Celle-ci aurait un intérêt limité si elle ne servait qu’à ajouter un peu de piment à une narration menacée par la répétition. Mais, bien plus que cela, elle apporte de la complexité, et encourage le spectateur à exercer son sens critique.
Ainsi en est-il de l’épisode de l’autoportrait, qui occupe une place importante dans le film. Après la lecture d’un extrait du Journal d’Anne Frank, François Marin demande à ses élèves de rédiger leur propre portrait, « pour mieux vous connaître ». L’exercice peut paraître discutable, et, précisément, il est âprement discuté par la classe. Certains arguments de poids sont même avancés, comme ceux qui mettent en doute le fait qu’une telle intrusion dans l’intimité des élèves relève de la prérogative d’un professeur, ou que celui-ci s’intéresse réellement à ceux-là. Objections auxquelles François Marin répond plutôt mollement. Plus tard, alors que le prof désire sincèrement valoriser l’autoportrait réalisé par Souleymane avec des photos, dont celui-ci nie l’intérêt, et leurs légendes, François Marin ne peut s’empêcher de dire aux autres : « Venez voir le chef-d’œuvre de Souleymane. » L’ironie, chez lui, est consubstantielle, et, en l’occurrence, déplacée.

Entre les murs ne dresse donc pas à son professeur principal une stature de héros (ce qui n’étonne guère de la part du cinéaste de Ressources humaines ). Hormis en salle des profs – les séquences les plus faibles –, d’où François Marin ressort toujours à son avantage, ses doutes et ses limites ne sont jamais dissimulés. C’est de plus en plus vrai à partir du moment où un élève, Carl, intègre la classe en cours d’année, pour cause d’exclusion d’un autre établissement. Carl, en tant que figure annonciatrice, est un beau personnage de cinéma, auquel s’oppose très rapidement celui qui finira par subir le même sort : Souleymane.

Directement concerné par les circonstances qui vont mettre en branle la machine à exclure, François Marin tente de garder la face. Mais le film est sans aucun doute à son plus haut niveau quand il montre comment les responsabilités soudain ­s’évanouissent face à la fatalité d’une situation où l’élève devient seul coupable. Les discours compréhensifs de M. Marin ne sont plus d’aucune utilité, ce dont il a amèrement conscience. À l’énergie portée par le film, et à la jubilation qu’il suscite, se mêle alors un sentiment d’échec et d’impuissance. Lequel est redoublé par un trouble puissant quand une élève souffle à son professeur de français, le dernier jour de l’année scolaire, qu’elle n’a rien appris. Laurent Cantet choisit de clore son film sur cette désarmante impression. Entre les murs est décidément plus complexe que le film à thèse auquel on voudrait le réduire.

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