Le « marché » des réfugiés
Le ministre de l’Immigration veut ouvrir la mission d’aide aux étrangers en rétention, jusqu’alors assurée par la seule Cimade. Sous couvert de pluralisme, il tente de s’assurer le concours d’intervenants moins critiques.
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« Je suis hostile aux monopoles… » C’est armé de ce principe que le ministre de l’Immigration, Brice Hortefeux, a révisé le contrat qui lie l’État à la Cimade. Depuis 1985, cette association était la seule habilitée à intervenir dans les centres de rétention administrative (CRA). Ce ne sera plus le cas à compter du 1er janvier : le 23 août, est paru au Journal officiel un décret ouvrant la convention triennale à « une ou plusieurs personnes morales ». Quelques jours plus tard, le décret a été suivi d’un appel d’offres indiquant que les 22 CRA en France seraient divisés en 8 lots géographiques. Soit 8 petits marchés publics par zone. La mission devient : « Assurer dans chaque centre de rétention administrative des prestations d’information par le biais de permanences et de la remise d’une documentation. » Et l’offre est assortie d’une nouvelle clause : tout candidat doit « s’engager à faire preuve de discrétion et à ne pas divulguer, en sa qualité de prestataire de l’État, des faits ou des informations sur les situations individuelles qu’il aura à connaître ».
Au centre de rétention du Canet, à Marseille, où, en décembre 2006, un jeune Turc s’est suicidé. Horvat/AFP
Tout le monde s’attendait à une révision du contrat, la Cimade comme les associations potentiellement concernées par l’offre, dont le Secours catholique, France Terre d’asile et Forum réfugiés. Mais pas en ces termes : quid de la nature de la mission dans les CRA et de la fonction de témoignage et d’alerte de l’opinion qu’endossait la Cimade ? Que devient la vision d’ensemble avec la partition en lots ? Que signifie « personne morale » sans restriction ? « Les textes contredisent de nombreux engagements que Brice Hortefeux avait donnés au début de l’été » , s’insurge la Cimade. Avec le Secours catholique, elle a demandé des éclaircissements au ministre. La date limite pour répondre à l’offre est fixée au 22 octobre. Pour l’heure, chacun s’interroge. Y aller, c’est cautionner les nouveaux termes du contrat. Ne pas y aller, c’est laisser le marché à on ne sait qui. Sans compter la pression qui pèse sur la Cimade – sa liberté de parole et un financement public de 4 millions d’euros – et la concurrence que le ministre alimente ainsi entre les associations, le tout dans un contexte d’aggravation des conditions de rétention.
« La Cimade a indiqué qu’elle avait du mal à faire face à la charge de travail », a déclaré Brice Hortefeux le 8 septembre sur France Inter, arguant qu’il souhaitait « ouvrir les centres de rétention à d’autres pour que cela soit encore plus transparent » . Où est le problème? « D’abord, nous n’avons jamais dit que notre charge de travail était trop importante, conteste Damien Nantes, de la Cimade. En revanche, nous nous sommes dits d’accord dès 2007 pour travailler avec d’autres associations. Nous avions d’ailleurs entamé des discussions avec le Secours catholique. Mais pour mettre en place un système de collaboration, et non de concurrence : cette mission n’est pas marchande ! » L’origine du problème remonte, selon lui, à 2003, quand la « convention triennale » est devenue un « contrat de marché public » effectif.
« Cette mise en concurrence de la mission d’aide et d’information dans les centres de rétention, et par l’intermédiaire d’un appel d’offres de marché public, est assez choquante, réagit Pierre Henry, directeur général de France Terre d’asile. C’est la preuve que plus un seul domaine n’échappe à la marchandisation. » Il y a eu des précédents, comme la mise sur le marché des centres d’accueil pour les demandeurs d’asile (Cada). « Aujourd’hui, le plus gros opérateur dans les Cada, c’est Adoma-Sonacotra », rappelle Jean Haffner, du Secours catholique. Des sociétés empressées de satisfaire le mandataire pourraient être tentées de se positionner. Ou des institutionnels, telles l’Organisation internationale pour les migrations ou l’Agence nationale d’accueil des étrangers et des migrations, qui ont peu de recul vis-à-vis de l’État. « Il faut un regard de la société civile à l’intérieur des CRA ! » , insiste Jean Haffner.
Mais pour quelle vision ? Dans l’appel d’offres, « le caractère national n’a pas été conservé, déplore Damien Nantes. Comment, dès lors, envisager une analyse globale de ce qui se passe dans les CRA, comme nous le faisions dans notre rapport annuel ? » Et pour dire quoi, si l’exercice de la parole est limité par une clause de neutralité et de confidentialité ? « Témoigner de la détresse et éveiller l’opinion sont au cœur des missions de la Cimade et du Secours catholique », rappelle Jean Haffner. Et de s’interroger sur un glissement dans les termes qui restreint la mission à de la « diffusion d’informations » . « Ce n’est tout de même pas la même chose que d’apporter une aide juridique ! », s’offusque Damien Nantes.
Cet appel d’offres intervient, de surcroît, dans un contexte préoccupant : « Les quotas d’expulsion, la généralisation des rafles, la mise en place de fichages des étrangers (Eloi) et de ceux qui les aident (Edvige), l’adoption de la directive dite “retour”, le 18 juin, par le Parlement européen, la construction de nouveaux CRA en France… » , énumère un collectif de plus de vingt associations et organismes français et étrangers dans un courrier publié le 11 septembre, intitulé « Étrangers : silence, on enferme ! ». Sans compter la détérioration des conditions de vie dans les centres. Le 24 avril dernier, en présentant son rapport 2007, la Cimade s’insurgeait contre « la logique de course au chiffre » et la réduction des droits des étrangers. Elle faisait aussi état d’automutilations, de tentatives de suicide et d’incendies dans les centres. 2008 ne lui a pas donné tort : les incidents se sont répétés depuis décembre dans les CRA, notamment au Mesnil-Amelot et à Vincennes, finalement détruit par un incendie le 22 juin. Le 23 juin, la Cimade prévenait qu’elle exposerait « les mesures indispensables que le gouvernement doit prendre pour garantir la protection des personnes ».
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Alors, sanction ? *« Il y a un agacement des pouvoirs publics vis-à-vis de nos positions » , admet Damien Nantes. Et donc une menace sur les 70 salariés de la Cimade qui travaillent dans les CRA. « Mais l’enjeu est bien plus important : il s’agit de trouver comment garantir l’effectivité des droits dans les CRA ».
« Difficile de ne pas voir dans tout cela une mauvaise manière faite à la Cimade, ajoute Pierre Henry. Mais, au-delà de toutes les explications rationnelles avancées (“il est normal de revoir les termes du contrat”, “qui paie commande”), c’est un signe des temps : toute action ou information autour des étrangers doit être cadrée et contrôlée. » « Le ministre de l’Immigration veut des associations aux ordres, afin que les centres de rétention, loin de tout regard critique, deviennent des espaces sans contrôle », renchérit la missive « Étrangers : silence, on enferme ».
Il n’empêche : le financement d’une mission à l’intérieur des CRA reste une exception française. « Le ministère est fondé à dire qu’il mise sur la diversité tout en maintenant sa présence, reconnaît Pierre Henry. Mais la situation actuelle est l’exact reflet d’un rapport de forces : les associations sont dans une phase défensive. Et le gouvernement en profite face à un milieu qui ne brille pas toujours par son unité. » Pour l’instant, le seul candidat déclaré à l’appel d’offres est Forum réfugiés, à Lyon. « Cet épisode nous met en cause, regrette Olivier Brachet, secrétaire général de l’association. Pourtant, loin de nous l’idée d’un bras de fer. Nous avons décidé de répondre, malgré les difficultés, pour éviter un constat de carence vis-à-vis des retenus dans notre région, et malgré les clauses de neutralité et de confidentialité : quand on ne pourra plus s’exprimer comme on l’a toujours fait, on s’en ira ! » France Terre d’asile et le Secours catholique ont bien spécifié qu’elles attendaient une décision de la Cimade pour se prononcer. D’aucuns rêvent d’une réponse concertée. Un front associatif ? « Un peu tôt pour le dire, souffle Damien Nantes. Comment se mettre d’accord sans avoir eu les éclaircissements du ministère ? » L’appel d’offres permet-il seulement de répondre de concert ?