Moutonniers sur la paille
Les 4 et 5 septembre derniers, la Confédération paysanne a emmené ses moutons à Limoges pour perturber le colloque européen « Enjeux et avenir de la filière ovine ». Derrière la survie des moutonniers, c’est celle des paysages et du dynamisme rural qui est en jeu.
Pas farouches, les brebis cheminent sagement en troupeau dans les rues de Limoges, ce jeudi 4 septembre, suivies d’une centaine de militants de la Confédération paysanne (1). Les badauds sourient devant ce cortège improbable. Mais la situation n’invite pas franchement à la rigolade : les moutonniers sont en train de crever. « Aujourd’hui, je n’arrive plus à faire face aux investissements que j’ai engagé lors de mon installation ni à faire vivre ma famille. Pourtant, mon exploitation a techniquement des résultats très corrects », s’alarme Dominique Bouzage, 32 ans, dans Campagnes Solidaires, le mensuel de la « Conf’ ». « Aucun salaire dégagé, des factures qui s’accumulent : la vie au jour le jour devient un casse-tête. Depuis longtemps les vêtements sont d’occasion. Beaucoup de choses sont à bout de souffle et nous aussi », témoignent Marie-Pierre et Philippe Camus, éleveurs dans la Nièvre.
Comment en est-ton arrivé là ? Certes, la hausse du prix des carburants et des céréales fourragères ou l’épidémie de la fièvre catarrhale n’ont pas arrangé les choses. Mais la crise ovine est avant tout la conséquence de la libéralisation du marché, entamée dans les années 80. Les frontières se sont ouvertes à la Nouvelle Zélande et à l’Australie, qui ont des coûts de production bien moindres. Résultat : 60 % de notre consommation de mouton est importée de l’autre bout du monde. Une invasion de gigot pas cher, qui a décimé les moutonniers français : la moitié d’entre eux a disparu en 15 ans. Aujourd’hui, les agneaux sont payés moins cher aux éleveurs qu’il y a 20 ans et le revenu moyen d’un moutonnier s’élève à 700 euros. « La filière ovine a été littéralement sacrifiée, cela a commencé à se voir sur la laine, puis sur la viande. Par contre, on a misé sur le boeuf : contingents d’importation, soutien technique, subventions… », explique Guillaume Challet, permanent de la Confédération paysanne Limousin.
Pour assurer la survie immédiate des éleveurs, la Confédération paysanne a réclamé fin août une aide d’urgence de 35 euros par brebis (soit 150 millions d’euros), une cellule de crise nationale et un rééquilibrage des aides au profit des éleveurs, en prélevant par exemple une partie aux céréaliers, toujours bien garnis. Michel Barnier, ministre de l’Agriculture et de la pêche, ne s’étant pas engagé sur ces revendications, le syndicat paysan a appelé à perturber la conférence de Limoges. Le 4 septembre, les CRS étaient sur le pied de guerre, pour une centaine d’éleveurs et une trentaine de brebis dans la rue. Le lendemain, ils étaient 400 paysans, dont plusieurs syndicalistes espagnols, à s’être rassemblés autour du site ultra protégé où les ministres européens (Irlande, Roumanie, Angleterre et Espagne) tenaient conférence. Tandis que le gros des troupes parvenait à bloquer une demi-heure l’autoroute A20, une vingtaine de militants s’infiltrait jusqu’à la conférence pour interpeller Michel Barnier. Celui-ci s’est engagé à demander un plan de soutien immédiat à Bruxelles. Reste à savoir quelle somme en sortira. Car, comme le dit Marjolaine Maurette, présidente de Solidarité paysans Limousin (2), « si l’Europe n’accorde pas 35 euros par brebis, alors nos moutonniers se mettront au RMI. Et là, ça coûtera beaucoup plus cher à la collectivité ! » Ce qui risque d’arriver si l’on en croit Régis Hochart, porte-parole national de la Confédération paysanne : « La moitié des moutonniers auront disparu quand les aides d’urgence dont nous parlons aujourd’hui seront enfin mises en place. »
« A long terme, le but n’est bien-sûr pas de vivre des aides, mais de nos productions », précise Philippe Revel, porte-parole de la Confédération paysanne Corrèze. «Pour cela, il faut remettre une autre politique en marche, celle de la souveraineté alimentaire. Malheureusement, Mariann Fischer Boel [commissaire européenne à l’agriculture, absente à la conférence de Limoges] ne nous donne pas beaucoup de signes dans ce sens-là » . Alors, certains paysans expérimentent des alternatives. Comme le Gaec Alys, à Eymoutiers (Haute Vienne), qui a créé sa propre marque et vend directement aux bouchers et aux restaurateurs. D’autres investissent dans un atelier de découpe pour fournir les consommateurs sans intermédiaires. Pour Anne Lacroix, éleveuse et productrice de fromage de chèvre, « la vente directe peut être une piste qui valorise davantage l’agneau. Mais pour réussir, il faut un rayon d’action très important et passer outre les nombreux obstacles comme la disparition des abattoirs de proximité ou la nécessité de vendre sous deux jours car la viande est fragile. Ce n’est donc pas une solution généralisable ». La suite au Conseil des 27 ministres de l’agriculture, les 17 et 18 novembre, et dans les urnes pour les élections européennes…
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