Du cran à revendre
« Chop Shop », de Ramin Bahrani, glisse le portrait d’un gamin travaillant dans un garage de fortune à l’intérieur d’une chronique sociale tournée dans une zone fascinante au nord de Manhattan.
dans l’hebdo N° 1022 Acheter ce numéro
Un article du Monde du 8 octobre salue le retour sur grand écran de personnages d’enfants des classes les plus pauvres, du type Oliver Twist ou Gavroche, en évoquant Khamsa, jeune gitan algérien (Marco Cortes) déniché par Karim Dridi dans le camp Mirabeau, un « lieu de misère […] sous un échangeur de l’autoroute près de Marseille » . Hasard du calendrier cinéma, Khamsa a un frère outre-Atlantique prénommé Alejandro, dit « Ale » (Alejandro Polanco). Un pré-ado d’origine dominicaine qui vit sur un tas de ferraille aussi, mais dans le Queens. Dans le « Triangle de fer » plus exactement, « 3 000 hectares de routes boueuses bordées d’échoppes de pièces détachées, de garages, de terrains vagues et de décharges sauvages. Des rangées de baraquements entourés de montagnes de déchets, de mares d’eau croupies, de cadavres de voitures et de meutes de chiens errants ».
On ne saura ni comment le gamin a atterri là ni d’où il vient. On comprend juste qu’il est livré à lui-même et n’a qu’une grande sœur de 17 ans, Isamar (Isamar Gonzales), qui, ayant quitté le foyer où elle résidait, vient le rejoindre dans son garage. Car Ale
– 12 ans à tout casser – travaille comme aide dans une échoppe qui retape les voitures. En échange de quoi, il reçoit un petit pécule et dispose d’une piaule au-dessus de l’atelier. Il a un compère, Carlos, dans une boutique voisine. Mais les moments de loisirs sont rares. Dès qu’il est levé, le môme turbine. Bosse au garage, rabat vers la boutique les voitures qui passent, trimballe des pièces détachées, pique des enjoliveurs, vend des DVD récupérés, aide la nuit un type qui décortique des véhicules volés… Son but : amasser assez de blé pour acheter un camion-glaces ou lancer un petit commerce avec sa sœur. Des deux, c’est lui le moteur, le cerveau, l’adulte presque. Cette scène nocturne où il louche sur les lumières du Shea Baseball Stadium mitoyen, alors qu’il transporte son énième morceau de carcasse de la soirée, fait mesurer le poids de sa condition : pas de maison, pas d’école, pas de famille, pas d’enfance. Mais Ale a le cran de celui qui s’est pris en main tôt et n’a pas l’intention de laisser faire le destin. Du coup, ce Triangle de fer, lieu de poussières et de boue, de pauvreté et de débris, devient non un lieu d’errance mais un espace de combativité, pittoresque et captivant.
Ramin Bahrani, cinéaste américain d’origine iranienne, filme ce quartier de jour et de nuit, en montrant la zone, le bastringue, la dureté, mais aussi la vitalité, les tensions, les nationalités qui se mélangent, les clients qui passent, les travailleurs qui alpaguent, triment ou improvisent un barbecue rudimentaire dans ce terrain vague. Foin de misérabilisme et d’angélisme : Chop Shop (expression d’argot qui signifie démonter et revendre) tient plus du documentaire que de la fiction, et plus du portrait social que du conte. C’est une chronique qui mêle les genres et a le grand mérite de ne prétendre à rien d’autre que passer un moment avec ce gamin et sa sœur en essayant de rendre la beauté âpre de leur cadre et de leur ardeur. Sans esthétiser les bordures d’autoroute, mais sans en accentuer la violence visuelle, Ramin Bahrani parvient, en superposant fragments d’objet et de quotidien dans des grands angles, à tirer de ces lieux et de ces personnages, dont certains jouent leurs propres rôles, une vraie poésie. Celle des trafics urbains dans les fossés des grandes villes. Le cinéaste ne promet rien, ni lendemain qui chante, ni drame. Il ajuste patiemment la photo d’un gamin balèze dans un quartier effervescent. Nouvel « olvidado »…