Éric Hazan : « Il faut recréer du commun »
La Fabrique fête ses dix ans. Éric Hazan, son fondateur et directeur, dresse un bilan de son activité d’éditeur d’essais engagés et observe l’état actuel de l’édition indépendante et des sciences humaines en France.
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Dans un livre d’entretiens paru en 2005, qui retraçait votre itinéraire professionnel et politique, vous déclariez qu’en lançant les éditions La Fabrique, vous rêviez « qu’elles deviennent un lieu de ralliement (1) ». Est-ce toujours exact et cela s’est-il réalisé ?
Éric Hazan : Oui, c’était un rêve, et cela aurait été formidable. Je rêvais d’un lieu de rencontres, non pas théoriques, mais où les gens viendraient physiquement. En fait, cela ne s’est pas réalisé : à cet égard, ç’a été un échec total, même s’il était prévisible ! L’isolement dans lequel on est plongé à Paris est selon moi quelque chose de très délétère. Je fais tous les efforts possibles pour en sortir. Je crois que le communisme, c’est aussi – et surtout – cela : créer du commun ! Ce commun qu’on nous a volé, qu’on nous a détruit… Il faut donc le recréer d’une manière ou d’une autre.
Faire mouvement, Éric Hazan, entretiens avec Mathieu Potte-Bonneville, Les Prairies ordinaires, « Contrepoints », 2005.
La Fabrique, c’est donc « du commun »…
Oui, et pas uniquement La Fabrique. Je pense à ces petites maisons amies comme Amsterdam, Les Prairies ordinaires, Agone à Marseille, Raisons d’agir… Ce sont des compagnons d’armes, et elles fonctionnent principalement sur le ciment de l’amitié. Je crois que cela nous distingue beaucoup des maisons d’édition industrielles, où ce qui anime souvent est la concurrence, la jalousie, le ressentiment, etc. Je ne veux pas non plus faire d’angélisme, mais une petite boîte comme La Fabrique qui ne fonctionnerait pas sur l’amitié entre les gens qui y travaillent, le comité éditorial et les auteurs, cela ne pourrait pas marcher. Donc, ce n’est pas de l’angélisme, c’est aussi du sens pratique !
Quand vous démarrez en 1998, la plupart des maisons amies que vous avez citées n’existaient pas, et quant aux idées que vous défendez, on était dans un quasi-désert, où elles n’avaient presque plus de lieux où être diffusées. Vous aviez à l’époque la volonté d’irriguer ce désert ?
Certainement. Nous étions alors isolés. Je venais du monde de l’édition d’art, où l’on ne parle quasiment pas de toutes ces idées. C’est un autre métier. J’étais donc assez naïf et ignorant, et, finalement, je connaissais très mal le territoire des idées. Mais j’ai eu la chance de faire des rencontres. La première a été avec le philosophe Alain Brossat, qui enseigne à Paris-VIII. Il a joué un rôle très important au début et, notamment, en nous mettant en relation avec Jacques Rancière. Alors qu’on n’existait pas vraiment encore, qu’on n’avait même pas de catalogue, pas encore de distributeur, il a accepté de nous donner un ouvrage (2) : cela nous a situés aux yeux des gens et cela m’a permis de comprendre beaucoup de choses de ce territoire que je connaissais mal.
Aux bords du politique, La Fabrique, 1998.
Ensuite, nous avons rencontré André Schiffrin, et cela a été très important, en particulier pour notre relation aux libraires : l’Édition sans éditeurs, paru en 1999, est un livre qu’ils ont beaucoup aimé et qui nous a valu l’estime de la librairie indépendante, c’est-à-dire quelque chose de déterminant pour nous.
Enfin, la troisième rencontre importante a été Amira Haas, qui s’est faite via sa traductrice, Joëlle Marelli, que je ne connaissais pas et qui est arrivée un jour à La Fabrique avec un projet de livre tellement extraordinaire qu’on a voulu le traduire et le publier immédiatement (3).
Boire la mer à Gaza. Chronique 1993-1996, La Fabrique, 2001.
Cela nous a ouvert un public sur ce sujet en France, mais aussi en Palestine : comme nous éditions Amira Hass, des gens nous ont ouvert leurs portes et leurs bras. Je pense à Michel Warschawski, Eyal Weizman, Tanya Reinhart. Pour répondre à votre question sur notre intention, en 1998, d’arroser le désert : en fait, j’étais si ignorant de la géographie qui allait nous entourer que je n’avais pas vraiment une telle intention, mais cela s’est construit peu à peu. En avançant, pas à pas, comme bien souvent.
Vous avez publié beaucoup de livres sur la question palestinienne, qui tranchent avec ce qui était jusqu’alors publié en France sur ce sujet. Quels sont, à votre avis, les plus marquants ?
Je crois que celui d’Amira Haas dont nous parlions tout à l’heure a été très important pour décrire la souffrance du peuple palestinien. Il a d’ailleurs eu beaucoup de succès. Sur un autre volet, celui de la situation intérieure en Israël, ce sont les livres de Michel Warschawski qui ont été remarquables : À tombeau ouvert (2003) et Programmer le désastre (2008). Mais aujourd’hui, au point où nous en sommes, je ne crois plus qu’il faille publier de livres faisant le point sur la situation, car je pense que ceux qui veulent savoir peuvent savoir. Aujourd’hui, je veux publier sur cette question des livres qui s’interrogent sur ce que nous pouvons faire à partir de maintenant. Je pars en Palestine prochainement pour faire un livre d’entretiens avec des gens des deux côtés, que je voudrais faire réfléchir sur la question suivante : cela fait soixante-dix ans qu’on travaille à la séparation et soixante-dix ans que cela échoue, ne serait-il pas le moment d’arrêter et de prendre acte de la fin de l’idée de séparation ?
Un autre livre marquant, qui a eu peu d’échos alors qu’il donne à connaître une réalité ignorée (souvent volontairement), est Les filles voilées parlent (Ismahane Chouder, Malika Latrèche et Pierre Tevanian, La Fabrique, mars 2008)… C’est un livre qui n’a eu aucun article de presse et nous a valu beaucoup de réactions hostiles. Parce qu’au fond la ligne de clivage n’est plus vraiment entre gauche et droite. Il y a aujourd’hui une fracture oblique qui parcourt l’ensemble du monde politico-intellectuel en France et passe par la question du voile, l’islam, la République, le droit de vote des immigrés, etc. Je me méfie souvent du terme « bouleversant » quand je l’entends à propos de livres ou de films, mais je n’ai pas peur dire dans ce cas que c’est un livre bouleversant. Si la presse n’en a parlé nulle part, les recensions sur Internet, l’appui des libraires et le bouche à oreille ont fait qu’il s’est finalement bien vendu. Je suis fier de l’avoir publié.
Une de mes motivations est de donner la parole aux personnes concernées. Je ne supporte pas ces livres sur les opprimé(e)s qui prennent la posture de l’ethnologue regardant les choses d’en haut. C’est pourquoi on a fait un livre en collaboration avec la Cimade où ce sont les sans-papiers eux-mêmes qui parlent (4), et celui-là où les filles voilées s’expriment. C’est comme cela que ces sujets très importants doivent être, selon moi, abordés, et non pas d’un point de vue sociologique condescendant et/ou misérabiliste. Sinon, c’est Tintin au Congo ou de l’ethnologie coloniale ! À cet égard, l’arrivée de Pierre Tévanian dans notre comité éditorial apporte beaucoup à La Fabrique.
Votre voisin n’a pas de papiers. Paroles d’étrangers, Cimade, 2006.
Vous publiez depuis quelque temps bon nombre de textes sur le socialisme révolutionnaire, notamment du XIXe siècle, de Marx, Blanqui, sur juin 1848… Cela fait penser à ce que faisaient les éditions Maspero dans les années 1960…
Il s’agit d’une série sur les textes importants et occultés du XIXe siècle révolutionnaire français, qui est au départ un projet accepté et donc financé pour une bonne part au titre de l’aide à l’édition par la Région Île-de-France. Cela constitue sans doute pour La Fabrique un tournant vers une certaine radicalité, mais celle-ci n’est à mon avis que le reflet de la radicalité politique qui s’accroît actuellement. En tout cas, la référence à Maspero me touche. Pour ma génération, sa librairie et ses livres ont été notre université politique. Pour moi, c’est un modèle mythique et inatteignable.
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