Kracauer, un promeneur face à la modernité weimarienne
Dans des essais aujourd’hui rassemblés, Siegfried Kracauer observait
les effets de la modernité industrielle et de la massification culturelle
sur ses contemporains, avant l’arrivée des nazis au pouvoir.
dans l’hebdo N° 1020 Acheter ce numéro
Observer avant de s’enfuir. Ces mots peuvent décrire la posture de Siegfried Kracauer à la veille de l’arrivée de Hitler au pouvoir. Né en 1889, juif originaire de Francfort, celui qui fut l’un des journalistes et écrivains les plus brillants outre-Rhin au début des années 1930 avant de connaître l’exil et la pauvreté à Paris décrivit ainsi dans la Frankfurter Zeitung, journal où il exerça onze ans durant, la foule des gens devant les ruines du Reichstag incendié dans la nuit du 27 février 1933 : « Ce qui les surprend le plus, c’est le silence général. Un silence vraiment étrange, car d’habitude les disgrâces publiques éveillent le besoin de communication de la masse. […] On entend seulement, par moments, un murmure. Mais il ne fait qu’interrompre rarement l’observation de l’édifice dévasté sur lequel les yeux sont braqués, comme s’ils étaient attirés par la force d’un symbole. Les regards le transpercent et se plongent dans l’abîme ouvert par cette destruction [^2]. »
Cette disparition du « monde d’hier » – pour reprendre l’expression d’un autre exilé, Stefan Zweig – à laquelle assiste Kracauer au cours de sa dernière promenade dans les rues de Berlin (où, quelques semaines plus tard, ses livres seront brûlés lors des autodafés ordonnés par Goebbels) marque le point final de son activité de journaliste. Quand ce dernier article paraît, sous un pseudonyme, le 3 mars 1933, Siegfried Kracauer est déjà à Paris. Commence alors un exil douloureux, marqué par l’anonymat, les difficultés financières et les tracasseries administratives : licencié par son journal, déchu de sa nationalité allemande, il se retrouve « juif et apatride » dans la France des années 1930. Il laisse derrière lui ses amis et sa famille, dont la plupart seront exterminés au camp de Theresienstadt.
Ce sont les articles de Kracauer, antérieurs à l’exil, qui font aujourd’hui l’objet d’une publication, coordonnée par Olivier Agard et Philippe Despoix, inaugurant une nouvelle collection prometteuse, « Théorie critique », dédiée à la tradition et au renouveau de la pensée « issue de l’École de Francfort ». On aurait toutefois tort de s’attendre à y trouver uniquement une série d’analyses politiques sur la montée du nazisme, même si ces thèmes sont de plus en plus présents à partir de 1930, quand l’écrivain – connu pour ses convictions de gauche – est nommé à Berlin, « promotion » qui cache une reprise en main conservatrice de la rédaction de Francfort. Kracauer décide alors de s’intéresser de près aux causes de la « révolution conservatrice » (Thomas Mann) en cours. Alors qu’il publie à la même époque l’un de ses plus célèbres ouvrages, les Employés , analyse de cette catégorie de la classe moyenne, il prend aussi à partie, dans un essai virulent, Révolte des couches moyennes (1931), la revue conservatrice la plus influente à l’époque, Die Tat (« l’Action »), qui, selon Olivier Agard, partage certaines valeurs avec le nazisme mais représente toutefois « un courant de pensée distinct de celui-ci » . Cette revue, pour Kracauer, a fait sienne « la cause » de ces couches moyennes qui, « économiquement prolétarisées et idéologiquement sans-abri » , se refusent « à passer du côté du prolétariat » mais, cessant tout soutien à la République de Weimar, sombrent peu à peu dans « un appel à la violence pure », voire « à la barbarie ».
Mais ce qui fait le grand intérêt de ces essais est la diversité des thèmes abordés. Comme critique littéraire et de cinéma, Siegfried Kracauer élabore, à partir des œuvres artistiques et de leur réception, une lecture novatrice de la modernité, caractérisée par l’apparition d’une culture de masse et le rapide développement des métropoles. Comme le précise Olivier Agard dans sa préface, « en proposant une lecture philosophique des formes culturelles massifiées » , Kracauer anticipe, avec « d’évidentes similitudes » , sur la « théorie critique » de la future École de Francfort, d’Adorno et Horckheimer. Ainsi, ce « marxiste sans parti » (Enzo Traverso) observe avec finesse les transformations en cours dans la société de son temps, en architecture, dans le cinéma, ou le phénomène des gros tirages – « en masse pour la masse » – de biographies, une « forme d’art néobourgeoise » qui plaît aux classes moyennes.
Ses essais, souvent inspirés de ses promenades dans Berlin, décrivent ainsi les nouvelles habitudes de consommation culturelle de masse, avec ces « petites vendeuses qui vont au cinéma » , voir ces films qui sont « le miroir de la société existante » , ou ces centaines d’employés allant assister, dans d’immenses théâtres nouvellement construits, aux spectacles géométriques des Tiller Girls : « Ces produits des usines de distraction américaines ne sont plus des jeunes filles particulières, mais des groupes indissolubles de jeunes filles dont les mouvements sont des démonstrations mathématiques », « membres de la masse uniquement, et non individus »…
Danse, cinéma, littérature, etc., toutes ces évolutions témoignent aussi de la vigueur de la vie culturelle allemande avant le nazisme. Au-delà de l’analyse historique (qui occupera Kracauer à la fin de sa vie, lorsque, ayant réussi à fuir la France in extremis , il part pour New York en 1941), ces essais illustrent les transformations d’un capitalisme de masse et entrent étonnamment en résonance, à près de soixante-quinze ans de distance, avec notre environnement culturel contemporain. Ces lectures critiques de la société weimarienne, en proie à l’industrialisation et à ce qu’il nomme la « métropolisation » [^3], conservent une actualité qui ne peut que donner à penser en ce début de XXIe siècle.
[^2]: Cité par l’historien Enzo Traverso dans Siegfried Kracauer. Itinéraire d’un intellectuel nomade, La Découverte, 2006, p. 116.
[^3]: Voir le Choc des métropoles, Éditions de l’Éclat, coll. « Philosophie imaginaire », 256 p., 22 euros.