Pourquoi Evo Morales est contesté
De retour de Bolivie, Martine Billard , députée Verte de Paris, témoigne du conflit entre le gouvernement et l’opposition sur la nouvelle Constitution, auquel font écho des affrontements au sein de la population.
CI-dessous, la version intégrale du texte publié dans Politis.
Pour comprendre la situation politique, le mieux était de se rendre sur place. La Bolivie est un pays très différent de la majorité des pays d’Amérique du Sud, les Indiens n’y sont pas une minorité opprimée, mais la majorité de la population (37 « peuples originaires » dont 3 principaux : Quechuas, Aymaras, Guaranis). Pourtant, lorsqu’on regarde les précédents gouvernements et Parlements, on est frappé par leur composition très majoritairement blanche ou métisse. Il faut savoir que le suffrage universel ne date que de 1952. Cinq siècles d’oppression ont laissé des traces. C’est le premier enseignement : avec Evo Morales président, l’heure des « peuples originaires » est arrivée, pour la dignité, l’égalité, la justice sociale ainsi qu’il me sera martelé à plusieurs reprises par des représentants des mouvements sociaux. Plus rien ne sera comme avant.
Evo Morales, qui pose ici en juillet 2007 avec des mineurs, a renationalisé l’activité minière en Bolivie. Raldes/AFP
Bien évidemment, les résistances sont très fortes, et ce dans un pays où la violence n’est jamais très loin : depuis l’indépendance en 1825, sur 83 gouvernements, 36 n’ont pas été élus, 36 n’ont pas duré plus d’un an. Evo Morales a été élu par une majorité absolue (53,7 %) sans avoir à passer par l’élection au Parlement (prévue si aucun candidat n’obtient la majorité absolue lors de l’élection qui ne comporte qu’un tour). C’est une première depuis 1988.
En s’engageant pour la nationalisation des hydrocarbures et une nouvelle constituante, Evo Morales a su entraîner derrière lui non seulement les communautés indiennes, les syndicats ouvriers et paysans, l’ensemble des mouvements sociaux mais aussi les classes moyennes. Ainsi, nombreux sont celles et ceux qui me réaffirmeront qu’ils soutiennent le processus en cours, même si les critiques ne sont pas absentes. Pour ce qui est des hydrocarbures, Evo Morales a su jouer finement : il ne s’agit pas réellement d’une nationalisation car le pays n’en avait pas les moyens techniques, mais la commercialisation a été récupérée par l’État, permettant ainsi d’inverser la répartition des bénéfices : de 82 % pour les multinationales et 18 % pour la Bolivie, on est passé à 18 % pour les multinationales et 82 % pour les Boliviens. Et, en cas de montée des prix, le supplément revient à l’État et non aux multinationales. Avec la baisse des réserves mondiales d’hydrocarbures, les multinationales n’ont pu qu’accepter.
De 1985 à 2000, les gouvernements boliviens s’étaient montrés les meilleurs élèves du FMI dans la course au libéralisme en privatisant à tour de bras les quelques entreprises existantes (dont la fermeture des mines, avec le licenciement des 35 000 mineurs). La problématique de récupération des ressources naturelles est aujourd’hui omniprésente. Elle va des hydrocarbures aux minerais, en passant par la volonté de stopper le pillage de la flore. En effet, des multinationales déposent des brevets pour s’approprier les vertus de certaines plantes sans même demander l’autorisation des communautés rurales concernées. Le gouvernement actuel a aussi décidé d’interdire toute nouvelle concession minière et, pour permettre l’intervention de l’État, de réactiver la Comibol (Corporacion minera de Bolivia) et de prendre une participation majoritaire dans Entel, la compagnie de téléphone.
De l’extérieur, il apparaît invraisemblable que la légitimité d’un président élu à la majorité, confirmé par 67 % des votants le 10 août 2008, puisse encore être mise en cause. J’avoue avoir mis un certain temps à en comprendre tous les tenants et aboutissants. Selon les interlocuteurs, la contradiction principale oppose les régions entre elles – Occident (Altiplano) contre Oriente (les basses terres) –, ou repose sur des antagonismes de classes, sans oublier les différences culturelles. En fait, les trois éléments sont très présents, se recoupent et se renforcent.
La contradiction de classes est indéniable entre un petit groupe de familles qui possèdent des centaines de milliers d’hectares obtenus pour une bouchée de pain sous la dictature de Hugo Banzer, entre 1970 et 1978, au prix de l’expulsion des communautés rurales présentes, qui possèdent également tous les médias du pays, et une population rurale (40 % de la population) qui a du mal à avoir accès à la terre, ainsi que tous ceux qui sont entassés dans les banlieues pauvres des villes, chassés de la campagne faute de terres exploitables ou rentables. La nouvelle Constitution a donc prévu de limiter la propriété de la terre à 10 000 hectares. Lors d’une rencontre entre une délégation du Parlement européen, à laquelle j’avais pu me joindre, et Evo Morales, ce dernier nous a raconté que les grands propriétaires terriens exigeaient 50 hectares par vache !
Quant à la contradiction régionale, attisée par l’opposition contre le gouvernement central, elle repose sur une réalité. L’expansion vers l’Oriente est récente, et les populations des départements de Santa Cruz, du Béni, de Pando et de Tajira ont longtemps eu l’impression d’être ignorées par les gouvernements de La Paz. Aussi, la demande de plus d’autonomie est indéniable. Mais l’opposition profite de cette aspiration pour développer une politique égoïste et scissionniste. En effet, ces régions plus riches et productrices des hydrocarbures refusent la nouvelle répartition des bénéfices, qui a permis à Evo Morales de créer la « renta dignidad » de 200 bolivianos par mois (20 euros) pour toute personne âgée de plus de 60 ans, et le « bono escolar » de 200 bolivianos annuels pour tout enfant qui termine l’année scolaire (afin de lutter contre la désertion scolaire en cours d’année).
Jorge Quiroga, ancien vice-président puis président de la République, dirigeant actuel de l’opposition, nous a expliqué que la nouvelle Constitution avait pour objectif d’instaurer un soviet suprême ! Sa hantise d’Hugo Chavez, président du Venezuela, qu’il a accusé de contrôler la majorité des pays de l’Organisation des États américains (OEA), est totalement obsessionnelle ! Dans ce contexte, le gouvernement d’Evo Morales n’est certes pas exempt de reproches. Il a notamment essayé de passer outre la légalité, lorsque celle-ci lui est défavorable (en utilisant des décrets à la place de lois). Mais il faut reconnaître que la Constitution actuelle contient des dispositions surprenantes : ainsi, le Sénat peut s’opposer aux voyages à l’étranger du président, ce que l’opposition, majoritaire au Sénat, n’a pas hésité à utiliser ! La modification de la Constitution, une fois approuvée, n’entre en vigueur que lors du mandat suivant ! Ce qui explique mieux la lutte sur la modification en cours. En effet, l’opposition se bat assez peu sur le contenu, mais beaucoup plus sur la forme pour essayer d’empêcher le processus d’aller à son terme. Ainsi, après avoir accepté de participer à l’élection de l’assemblée constituante en juillet 2006, où le MAS (parti du gouvernement) n’a récolté que 52 % des sièges, loin des deux tiers nécessaires à la validation du nouveau texte, elle a en grande partie boycotté les travaux et essayé d’entraver physiquement la réunion de cette assemblée.
En réponse, le MAS a fini par faire de même, et a empêché l’opposition de siéger lors de la dernière réunion pour obtenir les deux tiers nécessaires à l’approbation. Depuis, l’opposition cherche par tous les moyens à éviter la ratification, y compris en utilisant la violence comme en août dernier, où des groupes très organisés ont pris d’assaut un certain nombre d’institutions dans la région de Santa Cruz, coupé l’exportation de gaz, détruit les sièges d’organisations sociales, occupé l’aéroport, etc. Cette tentative de coup d’État a échoué, et le gouvernement a appelé de nouveau au dialogue. Cependant la situation reste tendue. L’opposition s’est radicalisée et utilise des groupes quasi paramilitaires n’hésitant pas à recourir aux ratonnades anti-Indiens. Le massacre à Pando le 11 septembre, pour empêcher une marche paysanne, le montre (16 morts, des dizaines de blessés). Du côté des mouvements sociaux, la patience est aussi à bout, et l’incompréhension monte devant la volonté d’une minorité de bloquer le processus.
En résumé, la nouvelle Constitution vise à rééquilibrer le pouvoir et la richesse en Bolivie au profit de la population à majorité indienne, longtemps marginalisée et méprisée. Trois nouvelles semaines de dialogue n’ont pu aboutir à un consensus face à cet affrontement historique. Evo Morales n’a plus d’autre solution que d’aller malgré tout à la ratification, avec les risques de violences que cela implique de la part d’une opposition qui joue son pouvoir économique, politique et culturel.
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