La vie en gris

Dans « Two Lovers », James Gray prend la comédie romantique à contre-pied en dissolvant un classicisme formel dans un drame teinté d’ivresse new-yorkaise.

Ingrid Merckx  • 20 novembre 2008 abonné·es

Il se laisse tomber du pont. Coule à pic. Sous l’eau, une femme lui apparaît, dit qu’elle l’aimait. Bruit de ­bulles… On craint le pire : pas pour le jeune homme mais pour ce que cette vision laisse présager de conformisme hollywoodien. Il y aura d’autres éléments de ce tonneau dans Two Lovers : une affiche trop sucrée, une bague de fiançailles jetée dans le sable, un adulescent qui doit choisir entre une blonde et une brune sous le regard inquiet de ses parents… Sauf qu’on est chez James Gray, auteur de Little Odessa , The Yards et La nuit nous appartient , spécialiste de films noirs. Alors, certes, Two Lovers est une comédie romantique, mais gris charbon, rendue grave par un décor new-yorkais hivernal, et fébrile par le mal-être irradiant du jeune homme. Présent à chaque plan, mal attifé, agité et hagard, Leonard Kraditor (Joachin Phoenix) agit comme une fabrique de rayons torpillant les systèmes de codification. Totalement magnétique. Amplificateur de tourments.
Le film multiplie les indices : la démarche désespérée de Leonard sur le pont alors qu’une étiquette sur son sac grince : « We love our customers. » Sa dégringolade dans un plan qui laisse penser que le paysage est naturel avant d’ouvrir sur Manhattan. Deux des trois trentenaires de ce film vivent encore chez leurs parents. Les trois ont partie liée avec des substances chimiques : Léonard, fils unique de blanchisseurs juifs de Brighton Beach, n’a pas pris ses médicaments, il serait « bipolaire » , il a tenté de mettre fin à ses jours. ­Michelle (Gwyneth Paltrow), « goy » blonde et émotive, gobe des acides pour affronter sa condition de ­maîtresse d’un homme marié. Et Sandra (Vinessa Shaw), fille de l’associé du père de Leonard, travaille pour un groupe pharmaceutique. Two Lovers, c’est le nom d’une formule, d’une résolution de sentiments qui se rencontrent, précipitent, changent de couleur.

Personnage le plus mystérieux du trio, Sandra est comme le révélateur des deux autres : trop pareillement angoissés pour ne pas se trouver, mais trop mal pour que l’addition de leurs afflictions donne une bonne alchimie. Sandra n’est pas seulement une promesse de mariage entre familles ­juives, pas seulement le poids des conventions et d’un avenir tout tracé. Elle est celle qui, par la force de ce qu’elle ressent, parvient à influer sur le cours des choses : c’est elle qui déclenche sa rencontre avec Leonard, ce sont les gants apparemment futiles qu’elle lui offre qui bloqueront un nouveau geste fatal, c’est elle, enfin, qui prononce la formule antalgique du film.
Sandra n’est pas qu’une fille à papa, fan de la Mélodie du bonheur . Elle est dans ce film le plus joli contre-pied de James Gray, cinéaste adepte de la tragédie grecque, du carcan familial, du retour du fils, du poids du destin. C’est déjà ce qui faisait que La nuit nous appartient n’était pas un polar virant au pensum pro-flic mais une résurgence de drame antique où le personnage principal finissait par endosser l’uniforme de son frère mort pour fusionner leurs destinées. C’est ce qui fait que Two Lovers n’est pas une bluette de studios mais une vague d’émotions brutes. Immédiate. Et sans descente.

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