« Le corps est une arme »

Le plasticien anglais Steve McQueen passe à la réalisation en s’attelant aux mouvements de protestation des membres de l’IRA emprisonnés en 1980. Il explique comment le travail sur l’image peut rendre la violence regardable.

Ingrid Merckx  • 27 novembre 2008 abonné·es

Pourquoi avoir fait un film autour de la grève de la faim de Bobby Sands, mort le 5 mai 1981, et pourquoi cette figure de la résistance républicaine irlandaise apparaît-elle assez tard dans Hunger ?

Steve McQueen : Ce qui m’intéressait, c’était moins la personne de Bobby Sands que ce qu’il représente, c’est pour cela qu’il n’apparaît pas tout de suite. Je voulais surtout évoquer la situation de quelqu’un qui se met en grève de la faim. Il y en a régulièrement dans des prisons du monde entier. Sauf que le mouvement des « Blanket and No-Wash Protest » (révolte des couvertures et de l’hygiène) et la grève de la faim collective qui a suivi se sont tenus en Europe, et non dans un pays lointain. Je ne voulais pas faire un documentaire mais une fiction sur cette histoire que tout le monde connaît déjà un peu. En tant qu’artiste, je voulais présenter les choses à ma façon.

Illustration - « Le corps est une arme »

Vous avez été, pendant un temps, « artiste de guerre ». Qu’est-ce que cela signifie ? Y a-t-il un lien entre ce statut et votre film ? Y a-t-il un écho entre le « Blanket and No-Wash Protest » et l’actualité récente, à Guantanamo ou en Irak, par exemple ?

Mon statut « d’artiste de guerre » n’a rien à voir avec le projet du film. C’était une opportunité : quand le War Museum m’a nommé « National War Artist », j’y ai vu l’occasion d’aller faire un travail sur les soldats britanniques et les hommes morts en Irak. D’où l’installation « Queen and Country », une série de timbres non à l’effigie de la reine mais de soldats tués. Il n’y a pas de lien entre la grève de l’hygiène et des couvertures à la fin des années 1970, et la guerre en Irak ou le camp de Guantanamo, excepté dans la manière dont les prisonniers sont traités. Je n’ai pas cherché à faire un lien moi-même, mais il y a, disons, comme une « bonne coïncidence ».

Pourquoi était-ce important de faire entendre la voix de Margaret Thatcher dans ce film ?

Je trouvais intéressant de situer le conflit entre deux extrêmes : les prisonniers de l’IRA et la Dame de fer, qui refusait d’entendre leurs revendications. On ne voit pas Thatcher car je voulais m’en tenir à un « focus » sur la prison. Faire entendre sa voix permet de l’introduire dans ce huis clos et, dans le même temps, d’ouvrir un peu la prison sur ce qui se passait à l’extérieur.

Il y a deux parties dans le film : la première en prison, autour de la violence infligée aux prisonniers. La seconde autour de Bobby Sands et de la violence qu’il s’inflige (et que son interprète, Michael Fassbender, s’est infligée en partie). Entre les deux, une scène mémorable où Bobby Sands débat avec le prêtre Dominic Moran (Liam Cunningham). Comment avez-vous écrit cette scène ? Comment résumer sa portée ?

Cette scène était ma première idée : je voulais montrer deux personnes qui partagent les mêmes objectifs mais pas les moyens d’y parvenir. Bobby Sands et Dominic Moran sont un peu comme les joueurs de tennis John McEnroe et Jimmy Connors. L’un campe un attaquant qui veut gagner rapidement le match, l’autre une stratégie à long terme, un travail de fond, d’endurance. Dans le film, il s’agit moins d’un affrontement que d’une conversation qui oppose les raisons de vivre aux raisons de mourir. Ce dialogue est le résultat de cinq ans de recherches. Tout est écrit dans cette scène, même quand Bobby Sands tousse et fume. La seule chose qui n’était pas prévue, c’est ce plan sur sa fumée de cigarette.

Les cercles de merde sur les murs des cellules, les ruisseaux d’urine dans les couloirs, les bleus et les escarres sur la peau, les taches de sang sur les draps : il y a une dimension graphique dans votre manière de filmer les marques de la violence. Était-ce pour la rendre « regardable » ?

La violence et l’art sont deux choses distinctes. Les cercles de merde sur les murs des cellules n’ont rien de commun avec une toile, ils représentent une forme de protestation visible, palpable. La matière est importante dans le film, mais jamais le sang ne sera de la peinture. Il restera du sang. En filmant les tâches que les blessures laissent sur les draps, je ne voulais montrer ni quelque chose de médical ni quelque chose d’esthétique, mais une réalité brute. Comme les coups sur la peau. Quand on veut montrer aux gens quelque chose d’horrible, il faut attirer l’œil par un autre biais que la violence, comme le travail sur l’image et une certaine utilisation de l’environnement. Pour pouvoir regarder l’horreur, il faut lui trouver quelque chose d’attractif. Quand Sid Vicious, le chanteur des Sex Pistols, crache sur la foule en concert, il est adulé par les spectateurs. Pourtant, il leur crache dessus…

Dans Hunger , le corps humain est successivement nudité totale, dernière arme, dernière chose que l’on possède, dernier lien avec la vie et le regard… Comment faites-vous du corps humain un objet politique ?

Le rôle du corps est de tout faire pour assurer sa survie. Le corps m’intéresse car il montre comment l’environnement influe sur une personne montrant son corps, et non sur la personne elle-même. Je ne sais pas si le corps peut être un objet politique. Mais, pour moi, il peut être un outil, et il est indéniablement une arme.

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