Liberté surveillée
Dans « Ma solitude s’appelle Brando », Arno Bertina évoque un de ses aïeuls, qui, entre Gironde et Afrique, s’est affranchi des a priori moraux de sa famille.
dans l’hebdo N° 1026 Acheter ce numéro
On pourrait l’avoir lu cent fois. Le romancier Arno Bertina consacre un livre à l’un de ses aïeuls, né en 1910, administrateur des colonies en Afrique à partir de la fin des années 1930, puis préfet à Djibouti. Pourtant, Ma solitude s’appelle Brando ne ressemble à rien d’autre qu’à lui-même, et surtout pas à une entreprise de mythologisation du passé, couleur sépia et saga exotique. Le livre est court et se présente sous la forme d’une « hypothèse biographique » , qui atteste du fait que l’auteur ne s’est pas lancé dans une longue recherche pour rassembler une somme de détails sur la vie de cet aïeul, qu’il ne nomme jamais. C’est la trajectoire qui l’intéresse, nourrie par l’imagination et la fiction quand le besoin s’en est fait sentir.
La trajectoire est celle d’un homme qui a su marquer son existence au sceau de la liberté, mais sur le mode mineur, sans scandale ni rupture, en toute discrétion, comme l’exigeaient la respectabilité dont ses deux frères, sa sœur et lui-même ne se sont jamais départis et le poids d’une famille ancrée dans une bourgeoisie provinciale normative, à la vision du monde étroite.
Le choix de sa femme, fille de la seule « Négresse » du bourg, en Gironde, où habite la famille, a été l’un de ces actes de liberté, compensé par son accession à un poste important dans les colonies. « Une façon de dire : je peux hériter de vous, exceller où vous espériez que j’excellerais, et dans le même temps imposer un choix qui vous sera comme une arête de poisson plantée dans la trachée. »
En s’intéressant à son aïeul, Arno Bertina ne dresse pas le portrait d’un révolutionnaire, ou même d’un fort en gueule qui aurait eu l’avantage romanesque d’être spectaculaire. Mais il parvient à rendre saillants les traits d’un homme en nuances, sillonnant la frontière parfois ténue qui sépare émancipation et compromis. Fonctionnaire de Pétain, il s’est engagé dans l’armée de Leclerc dès 1941, et, tout en étant un Blanc, et même un représentant de l’État colonisateur, il a passionnément aimé l’Afrique noire, comme le suggèrent certains indices – le fait d’apprendre le bambara – ou des photos qui le montrent sans le casque colonial quasi obligatoire pour un préfet mais avec un turban, ou laissant « à un Noir la charge de trancher une corde tendue en travers de la piste qu’ils inaugurent ».
Autre champ ouvert des conventions bafouées : ses paternités. Est-il vraiment le père de son fils né pendant la guerre ? Mais ne serait-il pas, en réalité, le père de la petite Perrine, une enfant noire qu’avec sa femme il a adoptée ? Les rumeurs, les fantasmes vont bon train. Mais tout est toujours recouvert par le silence et les bonnes manières.
« Au moment où je devins adolescent, écrit Bertina, c’est-à-dire sérieux, lui, à soixante-dix ans, devenait excentrique, ou inconséquent, et papillonnant. Nous nous sommes manqués. » « Excentrique » ? Dans la dernière partie de sa vie, son aïeul a effectivement emprunté, de façon radicale, des chemins de traverse : il s’est enfoncé dans une forme de folie (une maladie d’Alzheimer ?). C’est ainsi, encore lucide, qu’il s’est identifié à Marlon Brando fuyant maladivement l’humanité. La fin du livre décrit cette lente dérive vers une liberté qu’il ignorait jusque-là, la liberté absolue, synonyme d’un état qu’il avait toujours refusé : une irrémédiable solitude.