Martyr de guerre

Avec « Hunger », qui relate la grève de la faim menée jusqu’à la mort par le militant républicain irlandais Bobby Sands, Steve McQueen a réalisé un grand film, par sa forme et par son sujet, d’une portée universelle.

Christophe Kantcheff  • 27 novembre 2008 abonné·es

Grande figure de l’art contemporain, l’Anglais Steve McQueen n’a pourtant pas réalisé avec son premier long-métrage de fiction, Hunger, un « film d’artiste » , sans scénario, étranger à la narration, ou pire, arty (ce terme branchouille pour dire « maniéré »).
Hunger est incontestablement un grand film de cinéma. Par sa forme et par son sujet, énorme pour tout citoyen britannique, et qu’on aurait bien vu traiter par les plus illustres cinéastes du Royaume-Uni, Ken Loach en tête : la grève de la faim ( « hunger » en anglais) que Bobby Sands, pendant soixante-six jours d’un interminable supplice, a menée jusqu’à son terme, devant l’inflexibilité meurtrière de Margareth Thatcher, qui, au début des années 1980, inaugurait en Europe de l’Ouest l’ère des gouvernements réactionnaires décomplexés.

Avec une intelligence narrative qui ressemble à de la pertinence politique, Steve McQueen ne focalise pas son récit dès le début sur Bobby Sands (Michael Fassbender, un comédien irlandais comme tous ceux qui sont dans le film). Il ne l’héroïse pas (ce qui ferait de lui un vulgaire « people »), mais prend le temps de le situer parmi les détenus de l’IRA, dont il est un des leaders, qui poursuivent depuis des années une grève de l’hygiène dans la prison où ils sont incarcérés, afin d’obtenir le statut de prisonniers politiques. Images hallucinantes de ces murs de cellules que les républicains recouvrent de leurs excréments, nus sous une couverture – parce qu’ils refusent la tenue du prisonnier de droit commun –, cheveux et barbes recouvrant leur visage. Images d’une violence incroyable, aussi, infligée aux détenus par les surveillants ou les « CRS » anglais, dont le film adopte par moments le point de vue, pour montrer qu’ils en paient, parfois, le prix.
Il faut voir Hunger pour se rappeler ce que signifie filmer la violence sans effet ni complaisance. Si Steve McQueen n’a pas adopté la posture artiste pour réaliser son film, il ne s’est pas départi de sa réflexion sur les images, qui ne date pas d’hier.

Hunger est bien un film de guerre, ancré dans un pays, une époque, mais sa portée est universelle. Il montre comment un engagement total, au nom d’une idée, peut permettre à un individu de résister à des épreuves limites, et même l’amener à s’autodétruire, le corps devenant l’arme ultime à disposition. Là encore, le cinéaste ne cherche ni à célébrer ni à dénoncer. Steve McQueen préfère mettre en perspective ce qui motive une telle radicalité. En plan large puis en champ-contrechamp, et d’une durée de plus de vingt minutes, une séquence phénoménale oppose un prêtre venu discuter avec Bobby Sands à la demande de celui-ci. Les deux hommes s’affrontent sur le bien-fondé d’une grève de la faim à l’issue certaine, que le militant estime être un acte « juste » et nécessaire quand le religieux la qualifie de « suicide ». Confrontation de deux croyants, chacun à sa manière, où la pensée en action de part et d’autre semble filmée en temps réel, et où se joue la mort d’un homme, mais aussi la signification de son existence.
La dernière partie du film est concentrée sur la déchéance physique de Bobby Sands, qui n’est autre que le corollaire de sa volonté indestructible. Un envol d’oiseaux, quelques images d’enfance permettent une fugace échappée. Mais jusqu’au bout Steve McQueen rejette toute forme d’esthétisme ou de poétisation de la mort. La souffrance du corps martyr de Bobby Sands est totalement insupportable.

Culture
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