Omerta sur le méthane

À Poznan, en Pologne, où le sommet des Nations unies sur le climat ouvre le 1er décembre, le CO2 monopolisera les débats, éclipsant la lutte contre le méthane, pourtant urgente. À qui profite cette omission ?

Patrick Piro  • 27 novembre 2008 abonné·es

Le consensus planétaire est enfin établi : il est urgent d’enrayer le dérèglement climatique, d’autant plus que les émissions de gaz à effet de serre croissent toujours de plus de 3 % par an. Et les projections les plus pessimistes des scientifiques du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) sont déjà ­obsolètes. Ainsi, il est acquis depuis longtemps que la stabilisation du système climatique n’est pas envisageable avant 2100. Officiellement, il s’agit de ne pas dépasser 2 °C d’augmentation moyenne des températures planétaires. La casse écologique, économique et sociale serait de la sorte limitée, estiment les spécialistes. Mais la plupart confessent en privé que cet objectif est désormais une utopie. Il faudrait avoir divisé les émissions de gaz à effet de serre par deux en 2050 (et même par quatre dans les pays industrialisés). Pour cela, il faut d’abord gagner une bataille bien plus proche : avant 2030, il est impératif d’avoir enclenché une baisse planétaire des émissions de près de 5 % par an en moyenne, sous peine de rendre la mission impossible.
C’est sur les énergies fossiles – pétrole, charbon et gaz – que se concentre l’essentiel des stratégies internationales : elles représentent 60 % du problème, émettrices ­d’énormes quantités de gaz carbonique (CO2), le principal des gaz à effet de serre émis par les activités humaines. La crise du pétrole, et sa raréfaction prochaine, vient encore ajouter à l’extrême focalisation des efforts sur la maîtrise du CO2.

Illustration - Omerta sur le méthane

À Dresde, en Allemagne, où le réchauffement climatique a entraîné la montée des eaux de l’Elbe.
Millauer/AFP

Et les autres gaz à effet de serre ? Pour tenir compte de longévités dans l’atmosphère et de nocivités climatiques très différentes, on rapporte leur « potentiel de réchauffement global » à celui du CO2. Ainsi, une tonne de méthane (CH4) « équivaut » à 25 tonnes de CO2. Cependant, comme les activités ­hu­maines en émettent « seulement » 355 millions de tonnes (Mt) par an (en 2004), contre 37 600 Mt pour le CO2, le CH4 contribue à 15 % environ du réchauffement, ce qui le place au deuxième rang des gaz à effet de serre. Ceci dit, il faut apporter une précision d’une importance considérable aujourd’hui : cette hiérarchie, banalisée dans presque tous les écrits, n’est valable qu’un siècle après l’émission des gaz, soit l’horizon envisagé pour la stabilisation du climat.
Or, il en va très différemment si l’on se place en 2030, parce que l’essentiel du potentiel d’effet de serre du méthane s’exprime au cours des premières années suivant son émission : une tonne de CH4 « vaut » alors… 72 tonnes de CO2. Si l’on considère les émissions de 2000, l’impact du méthane sera équivalent en 2030 à celui de l’ensemble des combustibles fossiles !

Il ne s’agit pas de la découverte d’une gigantesque erreur de calcul : ces données sont publiques, publiées dans le rapport 2007 du Giec. Mais elles restent simplement ultraconfidentielles. Pourtant, elles débouchent sur une conclusion pratique de première importance : agir dès que possible sur les émissions de CH4 (en plus du CO2) augmenterait notablement les chances de la communauté internationale de parvenir à stabiliser le climat.
« Hélas, les gouvernements ont pris le pli de considérer le méthane à l’horizon d’un siècle, et le Giec se garde bien d’attirer leur attention… », déplore l’association Global Chance par la voix de Benjamin Dessus et de Bernard Laponche, spécialistes de l’énergie. Auteurs de plusieurs communications sur le sujet, ils ont entrepris de convaincre les politiques de la justesse de leur analyse avant le sommet annuel des Nations unies sur le climat, qui se déroule à Poznan, en Pologne, du 1er au 12 décembre. Peine perdue, pour l’instant. « Nous avons rencontré des chercheurs du Giec, des institutions, des conseillers gouvernementaux, des politiques, des écologistes… Tout le monde acquiesce, mais rien ne bouge, c’est impressionnant ! Le terme méthane est même absent de la loi Grenelle, et les engagements climatiques de l’Union européenne pour 2020 sont muets sur la question. »
*
D’où vient le méthane ? À 33 %, des fuites des systèmes énergétiques (extraction du gaz, du pétrole, etc.) ; puis de la fermentation des ordures ménagères ; et, enfin, de l’agriculture – à 15 % de la culture du riz, autant pour l’expiration des ruminants, essentiellement les bovins, et 8 % pour leurs déjections. Aussi, contrairement à une idée fausse mais répandue, maîtriser le méthane n’est pas un projet dirigé contre les pays du Sud ou les agriculteurs. Global Chance a d’ailleurs calculé que, sur les 30 % du CH4 captable d’ici à 2030 (et utilisé comme énergie), les deux tiers viendraient des secteurs de ­l’énergie et des déchets. Et avec des investissements peu onéreux, sans comparaison avec les mutations lourdes qu’impose la réduction du CO2 – réseaux de transports en commun, isolation des bâtiments, etc.
Alors, pourquoi négliger une piste aussi prometteuse ? D’abord par une inertie des structures et des ­personnes : une lourde machine internationale anti-CO2 s’est mise en route, et cette victoire récente provoque, notamment chez les climatologues, des réticences à l’idée de réorienter le message stratégique. Ensuite, d’énormes intérêts économiques sont désormais dans la balance. La promotion d’énergies sans CO2 est une aubaine pour l’industrie du nucléaire, le français Areva en tête, qui redouble d’efforts pour vendre ses centrales. Le marché international d’échange de permis d’émission de gaz à effet de serre, qui comptabilise aussi la tonne de méthane à l’horizon 2100, verrait dynamitées les opérations de spéculations planifiées sur le CO2 [^2]. Et ni Suez-Gaz de France – avec les fuites de son réseau – ni le monde agricole n’entendent inviter le méthane dans les débats…
Une seule institution s’est réellement intéressée au plaidoyer des deux experts : ­l’Agence française de développement (AFD). Ce n’est pas une surprise, convient Benjamin Dessus : *« Capter le méthane est peu coûteux, et il est même rentable de faire participer les pays du Sud à la réduction des gaz à effet de serre alors que l’on ne pourra pas les priver, dans l’immédiat, de consommer des énergies fossiles. »
Les pays industrialisés, qui « n’ont plus d’argent » dès que les négociations abordent le chapitre de la solidarité internationale, devraient tendre l’oreille…

[^2]: Lire le Climat otage de la finance, très instructif, d’Aurélien Bernier, Mille et Une Nuits, 163 p., 12 euros.

Écologie
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