Présumés coupables
Actes de terrorisme ou dégradations en réunion ? La prudence est de mise dans l’affaire des sabotages de la SNCF. Mais, dans le climat sécuritaire, les motifs d’inculpation et l’emballement médiatico-politique interrogent.
dans l’hebdo N° 1027 Acheter ce numéro
«Cellule invisible », « actes de terrorisme », « ultra-gauche », « mouvance anarcho-autonome », « lutte armée », « actions violentes » … Le lexique utilisé dans le traitement de l’affaire des sabotages de caténaires de la SNCF a de forts relents des années de plomb. « Délits terroristes » ou « malveillance » ? Le 15 novembre, neuf membres d’un même groupe ont été mis en examen pour des faits qui auraient été commis dans la nuit du 7 au 8 novembre sur des caténaires de l’Oise, de la Seine-et-Marne et de l’Yonne, et le 26 octobre en Moselle. Cinq d’entre eux représentant le « noyau dur », et qui auraient été aperçus près de voies ferrées, ont été placés en détention provisoire, dont le « chef présumé », Julien Coupat, qui risque vingt ans de prison. Motif des inculpations : « association de malfaiteurs » et « dégradations en réunion » , le tout « en relation avec une entreprise terroriste » . De fortes présomptions pèsent sur ces jeunes âgés de 22 à 34 ans. Mais l’accusation de « terrorisme » dans le climat sécuritaire ambiant et le contexte de difficultés qui frappent la SNCF (privatisation larvée, service minimum, négociations sur le fret…) interroge.
Pour le procureur de Paris, aucun doute : ce groupe « s’apparente réellement à une entreprise terroriste » dont le but est « d’atteindre l’appareil d’État par la violence » . « Il n’y a aucune proportionnalité entre des faits reprochés qui ne sont en rien établis et une procédure terroriste » , objecte Irène Terrel, avocate de Julien Coupat, évoquant des « jeunes en recherche d’une vie alternative » et rappelant qu’on leur reproche des « dégradations de voies ferrées » et non des « actes destinés à inspirer la terreur ». Elle dénonce une « pression médiatico-politique terrible » et les « proportions démesurées » prises par une affaire qu’elle juge « montée de toutes pièces, préparée dans sa mise en scène ».
Si l’on pense à des scénarios de films comme Mesrine et la Bande à Baader, récemment sortis sur grand écran, les jeunes déférés présentent le « profil idéal » . Presque trop. Le groupe se serait baptisé lui-même « cellule invisible ». Julien Coupat, ancien doctorant en sociologie, issu d’une famille bourgeoise, serait l’auteur masqué d’un livre sur l’insurrection publié à La Fabrique, où il serait écrit : « Retenons du sabotage le principe suivant : un minimum de temps, un maximum de risques et de dommages. […] Comment rendre inutilisable une ligne de TGV ? » Contre une société « grotesque », le livre inviterait à se constituer en « une multiplicité de communes qui se substitueraient aux institutions de la société » et vivraient des aides sociales par « naturelle disposition à la fraude » . On aurait retrouvé chez certains membres du groupe habitant en communauté dans une ferme en Corrèze – « lieu d’endoctrinement » pour le procureur – du matériel de sabotage et des cocktails Molotov. Les forces de l’ordre auraient été renseignées par un ancien compagnon de route et se seraient appuyées sur des comptes rendus de filature et des objets perquisitionnés, tels : pince à forge, coupe-boulon, cartes du réseau ferré… Problème : pas de traces ADN, pas d’empreintes digitales, pas de pistes téléphoniques.
De leur côté, la Sous-Direction antiterroriste et la Direction centrale du renseignement intérieur, qui « suivaient » le groupe, auraient reçu instructions de « trouver des terroristes français » . La ministre de l’Intérieur, Michèle Alliot-Marie, a affirmé que les membres du groupe mis en examen appartenaient « à l’ultra-gauche, mouvance anarcho-autonome » qui rassemblerait près de 300 membres en France. Elle a évoqué « une montée d’une radicalisation de l’ultra-gauche avec des actions violentes » et ajouté, à propos des films comme Mesrine et la Bande à Baader, qu’elle redoutait « l’effet que cela peut avoir sur un certain nombre d’esprits fragiles ». Enfin, d’après le procureur, le groupe déféré aurait participé à des manifestations violentes et serait en contact avec des groupes similaires en Allemagne, en Grèce, en Italie et aux États-Unis. Me Dominique Valles, avocate de deux des interpellés, trouve « choquant de stigmatiser à ce point à partir de données floues » , et dénonce « ce qui peut apparaître comme une volonté de criminaliser ce qui correspond à l’expression d’opinions politiques ». Même écho de la part de Me Steeve Montagne, avocat d’une interpellée, qui évoque une « instrumentalisation par le pouvoir de l’appareil judiciaire aux fins de restreindre la liberté d’opinion » . L’instruction est en cours.
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