« (Se) changer les idées »

Salah Amokrane est le coordinateur de Tactikollectif, qui organise le festival Origines contrôlées du 8 au 17 novembre à Toulouse. Une manifestation qui travaille les questions d’identité et entend relayer les émergences populaires.

Ingrid Merckx  • 6 novembre 2008 abonné·es

La 5e édition d’Origines contrôlées ouvre cette semaine. Le nom de ce festival prend-il une autre résonance aujourd’hui qu’à ses débuts ?

Salah Amokrane : Dans le Sud-Ouest, on est assez familier des « appellations d’origine contrôlée » et puis, quand il est question d’immigration, la notion de contrôle n’est jamais loin… Il y a donc une part de provocation et de revendication. Mais on n’imaginait pas, il y a cinq ans, que le contrôle des origines irait aussi loin. Depuis la création du ministère de l’Immigration et la loi sur les tests ADN, le nom du festival a pris un sens nouveau. La colonne vertébrale de notre démarche est un travail autour de la mémoire, des représentations, et des identités culturelles. Or, on ne peut se retrouver dans cette vision figée de l’identité que défend le ministère. Nous revendiquons une pluralité d’identités en mouvement : culturelles, sexuelles, professionnelles, régionales…

Illustration - « (Se) changer les idées »


Les A.O.C, « apéro origines contrôlées », présentent les chansons de l’immigration algérienne.
SYLVAIN GRIPOIX

Vous présentez Origines contrôlées comme « un festival engagé », qu’est-ce que cela signifie ?

C’est une manifestation culturelle de parti pris face au consensus mou sur l’identité nationale, et à la peur – ou la réticence – de certains d’affirmer leurs points de vue sur l’immigration, les identités et la mémoire. Mais, tout en défendant un travail sur ces questions, nous refusons d’y être cantonnés. Surtout si c’est pour en rester à la notion de repentance, comme Nicolas Sarkozy. Celui-ci déplace le débat relatif à l’histoire coloniale vers le registre moral alors que, si nous n’écartons pas la question des réparations, nous nous moquons de savoir qui a été « bon » ou « méchant ». Ce qui nous intéresse, c’est de savoir ce qui s’est passé, quelles questions cela engendre, et comment la société s’est construite.

En quoi la culture est-elle un vecteur de reconnaissance et d’action ?

Pour nous, la culture doit s’inscrire dans une démarche d’éducation populaire. Soucieux de ce que vivent les quartiers populaires, dont nous sommes issus, nous sommes maintenant engagés sur un terrain plus traditionnellement politique. Et nous avons l’impression forte qu’il manque des relais – tels ceux que nous avons pu connaître à l’époque de la Marche pour l’égalité – pour permettre aux jeunes et aux moins jeunes des quartiers d’envisager leur engagement et de participer à la vie collective. C’est pourquoi, à travers la programmation du festival, nous essayons de donner une place à des émergences culturelles qui relaient des expériences populaires. Nous ne faisons pas du « divertissement » : on peut programmer des spectacles légers et faire la fête, mais en se gardant la possibilité de dire et de faire entendre des choses qui nous paraissent importantes. Pour se « changer les idées », dans tous les sens du terme.


Avec Zebda, Motivé-e-s, Mouss et Hakim…, la musique semble inséparable du champ politique et social. Comment ce festival contribue-t-il à définir le rôle de l’artiste ?

Pendant longtemps, quand on nous disait que nous faisions du « socioculturel », nous rétorquions que nous faisions du « culturel social »… Si nous nous sommes intéressés, avec Mouss et Hakim, aux chansons de la première génération d’immigrés (pour le disque Origines contrôlées ), c’est parce que, considérés comme des citoyens de seconde zone, ceux-ci avaient peu de journaux, peu de médias. Les artistes sont le seul lien avec leur vie quotidienne et leurs préoccupations d’alors. Et les archives artistiques des années 1950 et 1960 restituent le regard de la société française de l’époque sur l’immigration. Les questions abordées par les artistes ne doivent pas être perçues comme des histoires particulières mais comme une préoccupation universelle et collective. Le reproche de communautarisme nous est peu adressé. En revanche, nous bousculons, paraît-il, les « référents républicains ».

Comment construisez-vous le programme ?

On réfléchit à des liens entre des projets artistiques et des débats de société. Comme, cette année, la pièce de théâtre Il faut rendre à Césaire et une rencontre avec Françoise Vergès. Autre exemple : notre travail sur les chansons de l’immigration offrait un répertoire masculin, nous avons donc voulu faire entendre le versant féminin. Nous programmons du rap (Kerry James, Tunisiano) parce que ce genre nous paraît être l’expression des jeunes des quartiers populaires aujourd’hui. Pas tout le rap, bien sûr, mais le rap dit « conscient ». On essaie aussi de programmer des groupes inconnus et de développer un travail d’accompagnement. On cherche à ouvrir des pistes, à travers des commandes – une lecture de Kateb Yacine à une compagnie de Grenoble – ou en programmant un artiste comme Maurice El Medioni, pour rappeler que la musique algérienne des années 1950, c’étaient les Juifs aussi. Il s’agit de rappeler une réalité. Idem pour la soirée sur la guerre d’Espagne, même s’il nous paraît important de distinguer l’histoire de l’immigration coloniale et l’histoire de l’immigration intra-européenne.

Qu’attendez-vous de la table ronde sur les politiques d’immigration actuelles ?

En évoquant les politiques d’immigration actuelles, nous aimerions que soit envisagé l’état de notre rapport à l’autre, à l’étranger. L’identité nationale est faite d’histoires et d’habitants issus de ces histoires. Comment peut-on encore penser que la présence des immigrés est provisoire ? En France, nous n’arrivons pas à sortir d’une vision soit négative, soit utilitariste de l’immigration. Pourtant, l’histoire montre que les immigrés venus « prêter main-forte » ne repartent pas. Enfin, en suivant des actions de solidarité comme celles de RESF, nous nous sommes demandé ce qu’il advenait des immigrés « hors cases » : un jeune sans papiers qui ne travaille pas et n’a pas d’enfant scolarisé, qui le défend ?

Juste après un nouvel incident autour de la Marseillaise dans un stade, vous organisez un débat « Sport et immigration ». Une coïncidence ?

Le sport, et surtout le foot, n’est-il pas révélateur de nos questions d’identité ? Les jeunes qui ont sifflé la Marseillaise n’ont peut-être jamais mis le pied au Maghreb. Si la France avait joué contre l’Espagne, auraient-ils sifflé ? Ce geste est, selon moi, une marque de colère à rapprocher des révoltes de 2005.

Tactikollectif est actif dans les quartiers populaires. Comment amener le public de ces quartiers vers les lieux du festival en centre-ville ?

Pendant quinze ans, nous avons travaillé comme association de quartier. Ce fut un crève-cœur, mais nous avons arrêté : ce n’était pas possible de continuer à jouer les pompiers, nous avons fait le choix de passer à un niveau d’action plus directement politique. Comme la liste Motivé-e-s ou le Forum des quartiers populaires : il faut qu’une expression politique émerge de cette dernière initiative. Pour ce qui est de faire venir le public des quartiers au festival, c’est surtout un travail d’accompagnement. On sait qu’on ne va pas attirer les jeunes avec la pièce sur Aimé Césaire. Nous programmons donc également des spectacles plus grand public. Comme Femi Kuti ou le Patson show, du Jamel Comedy Club.
Notre idée, à Tactikollectif, c’est de croiser ce qui nous a construits : le parcours militant, l’action culturelle, la pratique musicale et la vie dans les quartiers populaires. Si on y arrive…

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