« Une opposition à la société de marché »
Présent dans le Parti socialiste et chez les Verts, le mouvement Utopia défend un projet économique de gauche fortement ancré dans l’économie solidaire, expliquent Jean-Louis Laville et Franck Pupunat*.
dans l’hebdo N° 1025 Acheter ce numéro
L’abandon par le Parti socialiste d’une référence surannée à une mythologie révolutionnaire a été largement salué. La reconnaissance de l’économie de marché apparaît comme une mise en cohérence des analyses et des actes. Mais il en est souvent déduit que l’économie de marché produit des richesses sur lesquelles il s’agit de prélever une part pour la redistribuer en faveur de la justice sociale. Or, ce compromis classique de la social- démocratie, tenable jusqu’aux années 1980, alors que les activités étaient de fait divisées en deux secteurs (marchand et non marchand), ne l’est plus avec la nouvelle phase d’extension du marché dans les services d’éducation et de santé, dans les services sociaux et aux personnes. La volonté de maximiser la croissance, loin de permettre des améliorations sociales, accentue l’envahissement par le marché de toutes les sphères de la vie, l’effritement du lien social et celui de la démocratie. Et la crédibilité d’un projet de gauche pour le XXIe siècle passe alors nécessairement par une reconsidération de l’économie de marché et une opposition à la société de marché [[
Selon l’expression que nous avions employée dans un ouvrage collectif, Vers un nouveau contrat social (Desclée de Brouwer, 1997), reprise ensuite par Lionel Jospin et par des éditorialistes comme Zaki Laïdi.]] .
Ceci doit faire l’objet d’un véritable débat collectif, jusque-là largement étouffé par la pensée dominante. Celle-ci n’a cessé de circonscrire le débat économique aux bienfaits supposés d’un marché peu régulé et à la logique de rentabilisation des capitaux privés investis comme vecteur de dynamisme économique. Certains théoriciens et expériences de terrain ont pourtant préparé à d’autres analyses et projets économiques. Nous n’hésitons pas à affirmer ici qu’une autre politique économique est possible et que des marges de manœuvre existent, bien au-delà de ce que nos dirigeants affirment.
Mais cette autre politique n’a de sens qu’intégrée à (et portée par) un projet politique cohérent et ambitieux, capable de penser le dépassement des logiques capitalistes, de reconquérir l’espace des droits fondamentaux et de réaffirmer que le marché et le profit ne peuvent pas servir de boussoles au développement de biens publics essentiels (accès aux soins, à l’éducation, à l’eau, à l’énergie, à la culture…). Il nous faut favoriser tout à la fois cohésion sociale et épanouissement de chacun, libertés et solidarités, initiatives collectives et individuelles. Pour ce faire, nous devons réguler plus fortement la sphère marchande mais surtout développer celle de l’économie sociale et solidaire. S’appuyant sur l’ensemble des associations, coopératives et mutuelles, celle-ci peut être soutenue au travers de mesures concrètes et réalistes.
D’abord, l’économie solidaire peut représenter, bien au-delà des questions d’insertion, un important gisement d’emplois de droit commun. Cependant, il faut éviter l’obligation de commencer dans l’urgence en se finançant par une baisse des coûts salariaux, et donc sans construction suffisante. Pour cela, il importe de financer en priorité l’investissement immatériel, gage de qualité des prestations futures, et soutenir une professionnalisation des emplois pour conforter les coopérations locales ainsi que les processus d’évaluation et de labellisation.
Ensuite, l’économie sociale et solidaire peut contribuer à la cohésion sociale : situées dans un espace intermédiaire entre services privés et services publics, certaines de ses activités engendrent des bénéfices pour la collectivité. Il apparaît donc primordial de pérenniser ces initiatives en créant des fonds territorialisés pour l’utilité sociale, mutualisant contributions d’entreprises et de collectivités territoriales. Ils pourraient reposer sur le redéploiement de financements existants, et permettraient de promouvoir de nouvelles formes de négociation collective (incluant partenaires sociaux, élus et représentants associatifs). De surcroît, cette approche légitimerait les affectations de fonds et stabiliserait les modalités d’hybridation des financements.
Enfin, l’économie sociale et solidaire peut contribuer à démocratiser l’économie en profondeur par trois types d’action : d’abord, la constitution de forums, pour que l’enjeu de l’économie sociale et solidaire reste accessible à tous. Ensuite, l’aide à l’engagement volontaire : un bénévolat choisi doit être encouragé par des combinaisons positives entre un travail salarié bénéficiant de garanties statutaires et un travail volontaire reconnu comme pratique sociale. Enfin, les consortiums, réseaux ou comités nationaux doivent être soutenus en tant qu’instances de soutien et de représentation si l’on veut que le mouvement se poursuive et s’amplifie.
Sachant que les équilibres sociaux-démocrates du XXe siècle ne peuvent plus être maintenus en l’état, le défi est d’inventer de nouvelles formes de régulation démocratique de l’économie. Dans cette perspective, tout en préservant la distinction conceptuelle entre sphères politique et économique, il convient d’admettre que la poursuite du processus de démocratisation de nos sociétés passe par la pénétration des principes démocratiques dans les activités de production, d’échange, d’épargne et de consommation. La crise financière contribuera-t-elle à entraîner la « gauche de gouvernement », jusque-là atone, sur cette voie ? Au niveau local, des initiatives existent (c’est par exemple le cas du côté des responsables socialistes des Pays de Loire et de Bretagne). Au niveau national, à part chez les Verts, qui ont soutenu ce type de démarche, les positions semblent largement figées, du moins si l’on omet le travail réalisé et proposé aux militant-e-s du PS par le mouvement trans-partis Utopia…