Formation ou formatage ?

Soumise à des impératifs d’abord pédagogiques, la littérature de jeunesse est un secteur en proie à des contraintes économiques, éditoriales et idéologiques qui restreignent la création.

Ingrid Merckx  • 24 décembre 2008 abonné·es

Les restrictions ne datent pas d’hier. La loi de 1949 sur les publications pour la jeunesse interdit celles qui présenteraient « sous un jour favorable le banditisme, le mensonge, le vol, la paresse, la lâcheté, la haine, la débauche, ou les actes qualifiés crimes ou délits de nature à démoraliser l’enfance et la jeunesse » . Le journal de bande dessinée Tarzan en a fait les frais en 1952. Et, dans les années 1930, la Guerre des boutons de Louis Pergaud s’était vu refuser l’entrée des bibliothèques à cause des gros mots, relate Christian Poslaniec dans Des livres d’enfants à la littérature de jeunesse
[^2].
Pause dans les années 1970, époque de subversion. En 1967, Maurice Sendak est le premier auteur à se permettre d’explorer l’inconscient de l’enfant avec Max et les maximonstres (École des loisirs). Quatre ans plus tard, Le géranium sur la fenêtre vient de mourir mais toi, maîtresse, tu ne t’en es pas aperçue, d’Albert Cullum et François Ruy Vidal (Harlin Quist), amorce une mutation esthétique et idéologique. Puis certains éditeurs ­sortent des histoires morbides, du type Dracula spectacula de John Goldthwaite (Harlin Quist) et le Chat noir d’Edgar Poe (Jean-Pierre Delarge), ou abordant des thèmes ambigus comme le sexisme et le divorce (Les Éditions du sourire). « Si j’ai conçu des livres d’enfants, confie Tomi Ungerer, l’auteur des Trois Brigands, c’était d’une part pour amuser l’enfant que je suis, et d’autre part pour choquer, dynamiter les tabous, mettre les normes à l’envers… »
Qu’en est-il aujourd’hui ? Dans un secteur florissant – la littérature de jeunesse représente plus de 13 % du chiffre d’affaires de l’édition, 5 300 nouveautés ont été publiées en 2007 – mais dominé par des best-sellers et sujet à des concentrations de plus en plus fortes, comment renverse-t-on les normes ?

« Un roman pour la jeunesse poursuit un double objectif, instruire et divertir. Cette exigence conduit les auteurs à choisir des thèmes conformes à ce but » , explique Marie-Hélène Routisseau dans Des romans pour la jeunesse ? [^3]. Ainsi, « histoire, réalisme social, enquête policière, rêverie merveilleuse, voyage fantastique, sont des sujets privilégiés » , affirme cette spécialiste qui remarque que, globalement, peu ­d’ouvrages pour la jeunesse cherchent à faire rire, l’humour étant surtout utilisé pour prendre de la distance dans une situation grave. Et la loi de 1949 pèse toujours sur le secteur. Mais, selon Marie-Hélène Routisseau, « aucun thème n’est actuellement ignoré. Mort, sexe ou inceste, la tendance est au dépassement des li­mites et à la transgression des tabous » . Sexualité et mort seraient même des « tartes à la crème » du roman pour adolescents. Pour une bonne raison : depuis les Aventures de Télémaque , écrites par Fénelon pour le duc de Bourgogne, la littérature « pour » la jeunesse se veut initiatique. La pédagogie et le processus d’identification priment donc sur la création. « Par exemple, le héros doit être un peu plus vieux que le lecteur visé » , explique Gaël Rougy. Pas vraiment de tabou en littérature de jeunesse, d’après cet illustrateur et éditeur, mais quand même « très peu d’ouvrages abordant des questions religieuses et politiques » , ou alors de manière « très consensuelle ».
On serait en littérature jeunesse en plein « politiquement correct » . Et encore, « inabouti » : « On évite ce qui fâche. Mais cela reste diffus, donc complexe. Il faudrait que la tendance devienne caricaturale pour qu’on puisse s’y opposer. » Elle a néanmoins des conséquences, dont une forme d’autocensure que les éditeurs s’appliqueraient avant même les auteurs et les illustrateurs, par peur, notamment, des procès, qui explosent depuis qu’est supprimée ­l’obligation de soumettre le dépôt légal d’un livre au ministère de l’Intérieur. Paradoxalement, celui-ci servait de bouclier aux éditeurs. Depuis quelques années, n’importe qui peut les attaquer. Les lobbies industriels en tête. « Je viens de changer un nom en “CaLambar” , pas sûr que cela suffise, mais il fallait que la friandise caramélisée reste reconnaissable », sourit Gaël Rougy.

Quand il a monté sa propre maison, Les Oiseaux de passage, en 2000, c’était pour publier des livres refusés ailleurs. « En dix ans, la situation a changé, de plus en plus d’éditeurs font des ­choses innovantes » , dit-il en citant les Éditions du Panama ou L’an 2. Ce qui avait bloqué ses projets à l’époque : un certain rapport à l’image. Lui travaillait sur des ­livres illustrés pour adultes, « ce que la plupart traduisent à tort par “pornos”, alors qu’il s’agit de livres sans texte construits sur une narration par ­l’image, précise-t-il. On pense que l’image n’est utile que tant qu’on ne sait pas lire, et qu’après elle ne sert qu’à illustrer. Nous sommes pourtant dans une civilisation de l’image ! », ­ s’étonne-t-il.
« Le texte est déterminant » dans la littérature de jeunesse, renchérit Marie-Hélène Routisseau. « Les aspects littéraires et linguistiques sont privilégiés au détriment des aspects iconiques ou plastiques. Les images entretiennent un rapport de redondance avec le texte. » Elles peuvent aussi être source de stéréotypes ou de frilosités : certains dessinateurs choisissent d’évoquer la violence sans la montrer, par exemple. « Il ne faut pas oublier que les premiers acheteurs de littérature de jeunesse sont les parents, bien plus scrupuleux devant un livre que devant le petit écran, souligne Gaël Rougy, et que les prescripteurs majoritaires restent des psys, des bibliothécaires et des enseignants. » De la pédagogie avant toute chose…

Peut-on parler de formatage ? Davantage chez les gros éditeurs que chez les petits, forcément. « Quand on est seul dans la boutique, on peut prendre des risques sans mettre une équipe en danger » , se félicite Gaël Rougy, qui tempère : « On trouve aussi des stéréotypes chez de petits éditeurs mais, globalement, leur mission consiste à faire émerger de nouveaux auteurs et de nouvelles manières de faire qui deviendront des succès, des modes, des recettes dont s’empareront les gros. » Dans le secteur jeunesse, la « recette » est encore plus prisée qu’ailleurs : combien de dérivés d’enfants sorciers, magiciens, ou sous-produits inspirés de la fantasy anglo-américaine le raz-de-marée Harry Potter a-t-il fait naître ? Pour Marie-Hélène Routisseau, qui évoque une écriture « sous contraintes éditoriale, pédagogique, idéologique » , le risque de formatage n’est pas tant dans le texte et les formes narratives que dans le produit livre. Exemples : le carcan de la collection et l’explosion des séries. Si la « sectorisation » remonte au XIXe, Marie-Hélène Routisseau date de 1995 la « partition sexuée des productions pour la jeunesse » , avec des romans pour les filles et d’autres pour les garçons. « La distinction, purement commerciale, tient au fait que les lecteurs sont majoritairement des lectrices. »
Le roman pour adolescentes se développe, de même que les séries à couverture rose ou pailletée parlant danse, cheval, ou amour (« Cœur Grenadine », « Grand Galop », « Planète filles », « Wiz »…). Côté garçon, on cible sport (« Gagne ! », « Foooot ! »), fantastique (« Chair de poule »), ou héroïsme (« Alex Rider »). « Le conformisme idéologique de ces romans préfère que le féminin soit superficiel, avec insolence, et que le masculin soit plutôt viril… »
Certaines collections parviennent heureusement à sortir du lot, comme « Doado » aux éditions du Rouergue ou les livres de Rue du monde. En fait, la plus grosse contrainte reste économique et matérielle. Un livre tiré à 2 000 exemplaires a une semaine pour se faire connaître avant de disparaître des librairies. Après, il ne reste que les salons pour espérer de nouvelles commandes. Comment se frayer un chemin ? Sur la littérature de jeunesse, la presse est limitée ou très spécialisée. Et, sans critique, on abandonne tout un pan de la littérature – donc des lecteurs – soit au commercial, soit au marginal…

[^2]: Des livres d’enfants à la littérature de jeunesse, Christian Poslaniec, Gallimard, 128 p., 12,50 euros

[^3]: Des romans pour la jeunesse ? Décryptage, Marie-Hélène Routisseau, Belin, 192 p., 21,50 euros.

Culture
Temps de lecture : 7 minutes