« La situation des auteurs est sinistrée »
Conçu pour assurer des revenus aux auteurs et protéger leurs œuvres, le droit d’auteur, de plus en plus détourné par les industries à leur bénéfice, est désormais combattu par l’Europe dans une logique libérale, explique l’avocate Agnès Tricoire [^2].
[^2]: Avocate à la cour, spécialiste en propriété intellectuelle.
dans l’hebdo N° 1032-1033 Acheter ce numéro
Pourquoi êtes-vous opposée à la gratuité ?
Agnès Tricoire : Du point de vue des auteurs, que je défends, la gratuité est rarement librement consentie. Le droit d’auteur est un acquis de la Révolution française contre ceux qui prétendaient utiliser leurs œuvres gratuitement ou contre une rémunération fixe. Les écrivains et les auteurs de théâtre ont obtenu d’être associés au bénéfice. Mais si on limite le droit d’auteur à l’argent, on passe à côté de ce qu’il est d’abord : un droit d’autorisation. L’auteur décide de rendre l’œuvre publique, sous son nom, sans qu’elle soit déformée : c’est le droit moral, extrapatrimonial. C’est ensuite à l’auteur d’autoriser toute forme d’exploitation de son œuvre, par reproduction (livre, CD, DVD, affiche, carte postale…) ou représentation (diffusion audiovisuelle, lecture publique, exposition, Internet…). Le principe de la rémunération proportionnelle, qui est fixé aujourd’hui par le code de la propriété intellectuelle, lui permet d’être rémunéré à chaque fois que l’œuvre est communiquée au public, en fonction de ce que paie le public.
Il existe déjà de nombreuses situations où l’auteur n’a pas d’autorisation à donner ni d’argent à recevoir. Lorsque la loi prévoit une exception : depuis 1957, la loi prévoit les exceptions de citation, de caricature ou de pastiche. La loi de 2006, qui a transposé en droit français une directive européenne sur le droit d’auteur dans la société de l’information, a démultiplié les exceptions de façon impressionnante et illisible. Certaines sont rémunérées, par le biais de la gestion collective, d’autres non.
Mais la gratuité est souvent le résultat d’un rapport de force défavorable. Le droit d’auteur, qui permettait aux auteurs de résister au pouvoir des industries culturelles, est en train de devenir, par les coups de boutoir qu’il subit, le droit des seules industries, culturelles ou non.
Qui profite du droit d’auteur aujourd’hui ?
Certainement pas le plasticien à qui on impose la gratuité de la reproduction de ses œuvres sous prétexte qu’on lui achète l’une d’elles, certainement pas les réalisateurs ou les musiciens dont les œuvres circulent gratuitement sur Internet sans leur accord. Profitent du droit d’auteur les fabricants de logiciels, de bases de données, l’industrie en général, puisque le droit d’auteur protège aussi l’art appliqué, les publicitaires, les communicants. Ainsi que les entreprises qui font des œuvres « collectives », ce système qui permet de déconsidérer les coauteurs en simples contributeurs, et qui reconnaît l’entreprise comme auteur direct : nous avons importé cette merveille des États-Unis. Elle permet une spoliation généralisée, par le mauvais usage qu’en font, par exemple, les éditeurs de livres et de jeux vidéo. Alors, qu’on ne me parle pas de la gratuité comme du meilleur des mondes, la situation des auteurs est déjà sinistrée.
Le droit d’auteur ne s’oppose-t-il pas à l’accès à la culture pour tous ?
C’est ce que prétend la Communauté européenne aujourd’hui. Dans un tout récent Livre vert intitulé le Droit d’auteur dans l’économie de la connaissance , la Commission semble découvrir la lune : de tout temps, la connaissance s’est transmise par les œuvres, et le seul élément nouveau à cet égard est l’existence d’un nouveau média, Internet. Est-ce une révolution plus grande que l’imprimerie, laquelle a produit la nécessité de protéger les auteurs et les éditeurs, notamment contre la contrefaçon ? Or, la Commission part du principe que le droit d’auteur est un obstacle à la transmission de la connaissance, et elle suggère, de façon particulièrement inquiétante, de saper les bases du droit d’auteur. Sont concernées non seulement les œuvres scientifiques, mais toutes les œuvres. Ainsi, une symphonie de musique contemporaine, un livre de poésie, le catalogue d’un peintre, les films actuellement produits dans les différents États de l’Union européenne ont tous un « intérêt pour le progrès de la connaissance ».
Or, par un renversement sémantique saisissant, l’œuvre n’est plus une création que l’on encourage et protège, ce qui était le cas depuis deux siècles, mais un « produit » , un « investissement » , ou un « matériel scientifique ou éducatif » , ou encore des « travaux utilisés à des fins d’illustration pour l’enseignement et la recherche scientifique » . Cette terminologie fait dépendre leur nature de l’usage que l’on souhaite en faire. Ce changement de perspective privilégie l’intérêt du public en tant que consommateur intellectuel et économique de l’œuvre, au détriment de la création et de sa reconnaissance juridique.
Ce Livre vert s’inspire directement du rapport Gowers (2006), du nom d’un libéral anglais, que même le gouvernement britannique refuse de suivre. La Commission suggère de créer un nouveau concept, « l’œuvre transformative » créée par les internautes, à partir d’œuvres protégées. Cette protection gêne la Commission : le droit d’auteur « peut être perçu comme un obstacle à l’innovation » , dit-elle.
Elle suggère donc de remettre en cause le droit de l’auteur d’autoriser la transformation de son œuvre. Pire, la Commission privilégie les internautes comme auteurs au nom d’un principe d’innovation et de progrès. Ce système viole le droit moral de l’auteur, en contradiction avec la Convention de Berne (dont Victor Hugo a été le meilleur promoteur…). La commission veut stimuler la « valeur ajoutée » . S’il s’agit de la valeur économique, alors l’auteur de l’œuvre transformative doit bénéficier économiquement de cette valeur ajoutée. La Commission créerait alors au profit du public un droit d’auteur second, dont elle déposséderait l’auteur de l’œuvre transformée !
Cette décision reviendrait, en termes de politique culturelle, à laisser le champ libre à toute nation ayant des visées hégémoniques en la matière : USA, welcome home !
En somme, la gratuité, du point de vue de la protection des auteurs, c’est le libéralisme dans le plus mauvais sens du terme.