L’affaire Zemmour
dans l’hebdo N° 1030 Acheter ce numéro
Qui fait métier d’écrire ne se fait pas que des amis. Sauf à ne traiter que de sujets consensuels, la plume trempée dans l’eau tiède.
Le bloc-notes, genre par nature subjectif et volontiers provocateur (qui vise à provoquer des réactions), expose particulièrement son auteur. En prenant ici la défense d’Éric Zemmour, journaliste (au Figaro ) et écrivain qui se revendique « de droite et réactionnaire » , je tends des verges pour me faire battre.
Et je me situe en porte-à-faux par rapport à bon nombre de gens que j’estime.
Mais pourquoi voler au secours de Zemmour, qui dispose d’assez de tribunes et de moyens de se défendre tout seul ?
Parce qu’on ne se contente pas, comme il serait admissible, de contester au nom d’arguments scientifiques son affirmation de l’existence des races – ce qui relève du débat ; mais parce que, du fait de cette conviction par lui exprimée lors d’une de ces émissions de télé-bla-bla comme il y en a tant [^2] et réaffirmée depuis, certains lui font un procès en racisme que je trouve infondé et vont, pour les plus véhéments (certaines associations comme le Mrap ou SOS Racisme), jusqu’à exiger son éviction des studios de télévision où il a son rond de serviette
[^3].Une vraie chasse à l’homme. Inacceptable. Mais, au-delà de la personne de Zemmour et du procès qui lui est fait, je trouve la controverse intéressante sur le fond : faut-il, parce que des généticiens ont démontré que les différences entre les divers types humains étaient infinitésimales et que la notion de race n’était donc pas pertinente d’un point de vue scientifique (ce qu’on ne discute pas), faut-il interdire l’usage d’un mot qui, pour le plus grand nombre, exprime simplement une réalité sensible ?
Est-il donc raciste de parler de races ?
LA TERRE EST PLATE
Les races n’existent pas car, d’un point de vue génétique, on ne peut prouver leur existence, soit. Le mot « race » doit donc être rayé tout à la fois du langage courant, des dictionnaires et des déclarations des droits de l’homme, qui affirment que « nul ne doit être discriminé en raison (notamment) de sa race ».
Peut-être en raison de mon âge, peut-être parce que je vis dans un milieu rural (et une vraie campagne bien bouseuse, proche de ce plateau de Millevaches où je vous affirme qu’on trouve plus de cul-terreux – j’emploie ce mot avec tendresse – que d’ultra-gauchistes !) et parce qu’il est parfois déjà bien difficile, ici ou ailleurs, de contrer des préjugés racistes et xénophobes assez tenaces, je trouve imbécile de décréter ainsi le bannissement d’un mot que des millions de gens ont appris à l’école communale et qu’ils emploient couramment pour désigner ce qui leur apparaît comme l’évidence : il y a des blancs, des jaunes, des noirs, des rouges ; ce sont des races différentes, composantes d’une même espèce humaine, différentes d’apparence mais non de fond et toutes également respectables et disposant des mêmes droits. Où est donc le racisme dans cette définition relevant du simple bon sens ? Je sais ce qu’on m’objectera : il arrive que nos sens nous « enduisent » d’erreur, comme disait l’autre ; et nous avons longtemps cru, en leur faisant confiance (à nos sens), que la terre était plate. Certes.
Je vais vous faire une révélation : la terre est bien plate, même quand ça monte. C’est la Terre qui est ronde.
GAMME CHROMATIQUE
C’est une maladie de l’époque de s’en prendre aux mots. À croire qu’ils font peur. Comme s’ils étaient en eux-mêmes porteurs de charges explosives.
Aide-t-on plus souvent les non-voyants à traverser les rues qu’on ne le faisait naguère pour les aveugles ? Est-on plus respectueux des techniciennes de surface que des femmes de ménage, des préposés que des facteurs, et est-il moins raciste de dire (attention : blague, pas taper !) un « oiseau de couleur » plutôt qu’ « un aigle » ? Le mot « race » est donc devenu tabou, indépendamment du sens qu’on lui donne et de la manière dont on l’emploie. Mais comme il faut bien tout de même arriver à se comprendre, on parlera de « type » , ou d’ « ethnie » , voire de « gamme chromatique » . Chez les chaussettes à clous, par exemple, où le maintien de l’ordre exige qu’on puisse caractériser les suspects. On apprend ainsi par l’AFP que dans un projet de rapport au ministère de l’Intérieur du « groupe de contrôle des fichiers » (sous la haute autorité du criminologue fraternellement connu Alain Bauer), on propose l’expérimentation d’un fichage « combinant la couleur de la peau et l’origine ethnique ». Et l’agence ajoute cette précision cocasse : « La question qui a fait l’objet de débats concerne la manière de caractériser une personne : doit-on utiliser l’appartenance vraie ou supposée à une origine ethno-raciale ou plutôt se servir d’une gamme chromatique ? » On imagine le rapport du brigadier lambda : « L’un de suspects avait une peau blanche tirant assez nettement sur le rouge violacé ; son complice était jaune, avec de nettes nuances de brun sombre faisant penser à un individu aux origines probablement subtropicales. » [^4]
Amis policiers, quand vous partez en opé (arrêter chez lui un directeur de journal, par exemple), n’oubliez pas d’emporter, outre menottes et Taser, votre mesure-gamme chromatique réglementaire.
DE ZEMMOUR À DEVEDJIAN
Laissons là « l’affaire Zemmour » (qui n’est du reste une « affaire » que dans un périmètre restreint ne débordant guère le périphérique parisien) pour dire deux mots du nouveau ministre Devedjian. Je vais aggraver mon cas.
Patrick Devedjian ne faisait plus l’affaire, aux yeux de l’Omnipotent, à la tête du parti majoritaire. On (le Prince) choisit donc de le sortir par le haut, comme il convient à un fidèle de toujours
[^5]. On (le très haut de l’Élysée) imagina donc de créer à son intention un ministère nouveau, sans administration propre, budget ni attribution précise, un ministère in partibus, en quelque sorte, comme il existe des évêques de même étoffe. Le voici donc ministre du ramassage des balles et de la relance, quelque chose comme ça. Du coup, ça défouraille et ça tire de partout ; on rappelle cette vieille histoire archiconnue qui fait tache sur son CV : son engagement [^6]dans un mouvement d’extrême droite musclée, Occident, dans les années 1960. Il avait 19 ans, il en a 64. Et a reconnu depuis lurette s’être fourvoyé dans une aventure politique qu’il considère comme « une erreur de jeunesse » . Faut-il vraiment encore et toujours ressortir cette vieille histoire ?
Je suis de ceux qui pensent qu’un homme a le droit d’évoluer.
Fin des provoc’ : à vos martinets, j’incline vers vous, lecteurs courroucés, mon dos que j’ai large et jusque cette partie basse de mon individu qu’on dit charnue.
LE PÈRE DE MARTINE
Un livre, pour finir : dès la première ligne, l’auteur [^7], Martine Storti, révèle ce qui a fondé ses engagements de toute une vie : « Ton père est un con, il n’a pas su se débrouiller. »
Une phrase entendue quand elle était adolescente et qui ne l’a jamais quittée (elle a la soixantaine).
Sur la page de garde de l’Arrivée de mon père en France (c’est le titre de ce « récit »), la citation de Balzac en exergue éclairait déjà le propos : « Il serait mort vingt fois avant de solliciter quoi que ce fût, même la reconnaissance des droits acquis. » (La Duchesse de Langeais). Il sera donc question d’un père, venu de l’étranger (en l’occurrence l’Italie), d’origine modeste, et qui resta toute sa vie l’humble ouvrier ajusteur qu’il était à ses débuts : c’est du reste sans doute d’avoir trop respiré d’amiante que Matteo est mort prématurément d’un cancer de la plèvre, comme tant d’autres, à une époque (1970) où le scandale n’avait pas encore éclaté. Ouvrier toute sa vie, non qu’il fût con, mais parce qu’il était fier. Et ce n’est pas du tout la même chose. On apprend bien plus avant dans le livre qui s’est permis de porter ce jugement sans nuance sur un homme devant sa fille : c’est la propre sœur de Matteo, Lucia, donc la tante de Martine. Or, il se trouve que Lucia et Gino, son mari, sont aussi les employeurs de ce Storti, du même village que lui et pas mieux lotis, qu’ils l’ont précédé en France de quelques années à peine, qu’il les a rejoints pour bosser avec eux dans ce qui n’était alors qu’un atelier installé dans un sous-sol de banlieue (Colombes), où ils n’étaient qu’eux trois à œuvrer, et qui est devenu au fil des ans (avec une accélération assez nette entre 1940 et 1945…) une usine de 2 000 personnes aujourd’hui. Ils ont partagé la même mouise, le même acharnement au travail : les patrons sont devenus riches, propriétaires, outre de leur belle demeure banlieusarde, d’une villa sur la Côte et d’un manoir solognot, et roulent en Chrysler (faut ce qu’il faut) : Matteo, Thérèse et leurs deux gamines sont toujours restés locataires et ont attendu 1958 pour pouvoir s’offrir une Citroën d’occasion. Pourquoi n’avoir pas quitté « cette putain d’usine » ? En l’absence de certitudes, plusieurs réponses possibles évoquées, dont la plus solide semble être la présence de la nonna, la grand-mère, garante de l’unité familiale, logée dans la belle villa de l’oncle-patron qui jouxte l’entreprise et à qui son père rend visite chaque jour en sortant du turbin… « Ton père est un con… » ; et Martine s’interroge : « Ai-je compris que ma tante m’avait donné ce jour-là la clef du fonctionnement réel de la société réelle ? » Sans doute. Ne la quittera plus jamais en tout cas cette conviction que « derrière le fric, la fortune, il y a toujours de l’exploitation, de l’humiliation d’autrui, que la richesse est toujours injuste, illégitime, qu’elle est une faute ».
Je ne vous ai livré là qu’un aspect de ce bel ouvrage – beau dans l’inspiration comme dans l’écriture – qui n’est pas seulement un hommage filial réussi et l’itinéraire reconstitué d’un père dont elle ne sait au fond que peu de chose, non plus qu’un règlement de compte (encore que Martine ne dénie pas ce dernier aspect), mais aussi une réflexion, nourrie de rencontres et de choses vues sur le terrain (où la pousse ce besoin de sentir les choses qui n’a pas quitté l’ancienne journaliste : à Calais ou Lampedusa pour aujourd’hui, ou, pour hier, à Pithiviers ou Beaune-la Rolande, où se dressaient ces camps pour « israélites » , comme on disait sous Vichy), sur l’immigration en général, ses douleurs, ses humiliations, sur l’engagement, l’héroïsme ou la lâcheté, voire la saloperie ambiante. Avec, depuis les vingt dernières années du XXe siècle et la première décennie du XXIe, la remontée d’une idéologie de l’exclusion et du verrouillage qui a résisté à tant de vains contre-feux que l’on doit bien constater, Sarkozy regnante et la gauche en charpie, « une défaite idéologique quasi totale ».
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Triste ce bouquin ? Non, car aussi traversé de rires, de chansons, d’opéras et de cuisine italienne ( *« les raviolis doivent se reposer une nuit entière » ). Grave, oui. Sans compter cette érudition discrète, offerte sans être jamais plaquée : de Beauvoir à Saint-John Perse, de Proust à Zola en passant par Apollinaire ( *« Tu regardes les yeux pleins de larmes ces pauvres émigrants… »).
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Si m’en croyez, lisez Storti, vous ne serez pas déçus [^8].
[^2]: « Paris-Berlin : le débat » du 13 novembre sur Arte.
[^3]: Notamment dans l’émission de Laurent Ruquier sur France 2, où il chronique les livres en tandem avec Éric Naulleau, ou sur I-télé, où il converse régulièrement avec Nicolas Domenach.
[^4]: À lire sur le site de la LDH Toulon : « Alain Bauer et les quarante fichiers de police »
[^5]: Dans les affaires ou en politique, un « fidèle de toujours » est quelqu’un qui vous a vu grandir et sait sur votre compte tant de choses gênantes ou compromettantes qu’il vaut mieux le garder au chaud.
[^6]: Avec ses copains Alain Madelin et Gérard Longuet, notamment.
[^7]: Ou préfères-tu « l’auteure », Martine, toi que je sais féministe, mais qui est aussi inspectrice de l’Éducation nationale ? Perso, je trouve cette féminisation hideuse…
[^8]: L’Arrivée de mon père en France, Martine Storti, éditions Michel de Maule, 220 p., 20 euros.