Le temps, c’est pas de l’argent !

La frénésie du travail, qui envahit de plus en plus la sphère personnelle, entrave la réalisation de soi et soumet les individus au diktat de la consommation. Nombreux sont ceux qui se battent pour retrouver leur temps libre.

Xavier Frison  • 24 décembre 2008 abonné·es

Le septième jour, il se reposa. Quoi qu’on pense du personnage, Dieu était verni. Le même, quelques milliers d’années plus tard, aurait été sommé de repartir au turbin par un petit président tout acquis à la cause du travail. Pour les ultralibéraux du XXIe siècle, chaque interstice de temps doit être rentabilisé, et les relations hu­maines doivent être occupées par les rapports marchands, au mépris du moment gratuit, consacré aux autres, à son développement personnel ou à des activités diverses. Ou à rien.
Le temps libre, en opposition à la dictature du travail, est déjà un enjeu majeur à la fin du XIXe siècle, quand Paul Lafargue, ­gendre de Karl Marx, publie son célèbre pamphlet, le Droit à la paresse . À l’époque, les classes populaires triment douze ­heures par jour. Les enfants travaillent. Les sa­laires font tout juste vivre, l’école gratuite et obligatoire n’existe pas encore. Noblesse et clergé ne travaillent pas. Mais l’arnaque du travail des uns pour le bonheur des autres n’est pas encore révélée. « Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations où règne la civilisation capitaliste , écrit Lafargue. Cette folie est l’amour du travail, la passion moribonde du travail, poussée jusqu’à l’épuisement des forces vitales de l’individu et de sa progéniture. Au lieu de réagir contre cette aberration mentale, les prêtres, les économistes, les moralistes ont sacro-sanctifié le travail. […] Dans la société capitaliste, le travail est la cause de toute dégénérescence intellectuelle, de toute déformation organique. »

« Il fallait oser dire cela à l’époque. Aujour­d’hui encore, d’ailleurs , estime Philippe Coutant, militant libertaire et associatif, auteur d’un texte de commentaire sur l’ouvrage de Lafargue ^2. Reposer la question du travail, et donc du temps libre, est essentiel, mais le débat n’est pas facile dans le contexte actuel. » La paresse défendue par ­Lafargue n’a pourtant rien de commun avec l’oisiveté. « Pour se cultiver, se développer, agir dans son environnement et prendre sa vie en main, il ne faut pas être paresseux » , estime Philippe Coutant. Encore faut-il avoir le temps ­d’opérer ce retour sur soi, de se vivre comme sujet et non comme une force de travail. « Quiconque ne se pose pas cette question va accepter les modes existentiels que propose la société. Il faudrait ne pas fumer mais accepter les centrales nucléaires. Il faudrait manger bio mais accepter les OGM… »
Dans ce contexte, les espaces non-marchands, très fragiles, doivent être recréés en permanence. Si les modes de vie alternatifs se sont multipliés, « les mécanismes de domination sont plus forts , constate Philippe Coutant. On marchandise un maximum de rapports humains. Le moteur de recherche ­Google, par exemple, génère des milliards de dollars en pompant l’énergie des internautes. C’est un modèle capitaliste qui s’est bâti sur la gratuité de la force de travail. »

Grâce au bénévolat, ils sont encore nombreux à échapper au carcan du tout-travail. « Il n’y a jamais eu autant de demandes pour nous rejoindre » , note Joëlle Bottalico, membre du bureau national du Secours populaire, en charge de l’accueil des bénévoles. ­Désormais peu enclins à s’engager sur la durée et à prendre des responsabilités, mais de plus en plus jeunes, ils sont 80 000 au Secours populaire. « Ces gens s’engagent dans le bénévolat car ils sentent qu’on leur fait confiance, ils sont reconnus et se sentent utiles. » Mais le futur travail du dimanche pourrait bien assombrir le tableau et clairsemer les effectifs : « Il est trop tôt pour connaître l’influence de cette mesure sur l’implication des bénévoles , tempère Joëlle Bottalico, mais c’est le jour de la semaine où les personnes en difficulté ressentent encore plus leurs problèmes et leur isolement. Et pour ceux qui ont un emploi, ce jour de travail non choisi fragiliserait un peu plus la cellule familiale, qui est bien souvent leur dernier refuge. »

Le temps libre, c’est aussi l’espace consacré à la contestation et au militantisme. À 35 ans, Xavier Renou, cofondateur du collectif des Désobéissants, a déjà vingt-deux ans d’activisme derrière lui. Récemment, il découvre l’action non-violente. Un engagement à temps complet, motivé par un sentiment d’urgence sociale et environnementale : « Depuis deux ans, je suis volontairement chômeur pour pouvoir militer , explique Xavier Renou. Un emploi ne m’intéresse plus que si je me sens utile, en conformité avec mes principes. Mais c’est une denrée extrêmement rare sur le marché du travail, alors… »

En deux ans, Xavier Renou a formé 1 000 militants à l’action directe non-violente dans toute la France, via des stages ou pendant les mouvements sociaux. Pour ces activistes, étudiants, retraités, chômeurs, paysans, artistes, salariés, « le rapport au travail a clairement changé. Ils sont de plus en plus nombreux à déserter le monde du travail classique et à rejeter la société de consommation. Ils ressentent un sentiment de trop-plein et se réapproprient leur temps libre. » Et comme l’émergence de la décroissance revalorise l’individu et l’aide à assumer son choix, les rangs des partisans du « temps libéré » grossissent. Une demande « qui n’existait pas dans les luttes ouvrières, axées sur le pouvoir d’achat » . À nouvelles revendications, dont celle du temps non-marchand, nouvelles formes de militance, plus festives et éphémères.

« Il n’y a plus cette culture de l’autorité d’un chef, d’une ligne stricte à suivre , constate Xavier Renou. L’idée, désormais, c’est de ne plus être un moine-soldat mais de prendre du plaisir à se battre. Et pour être efficace dans l’action, on ne s’interdit aucun moyen, surtout pas l’humour. On n’est plus dans la routine militante, mais dans l’action sans tabous. » Et bien souvent dans plusieurs organisations à la fois. Pour une durée plus ou moins longue, un investissement plus ou moins fort, sans autre engagement que la volonté du moment. En toute conscience, en toute liberté.

Société
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