« Les gens n’osent rien dire »
Une mère d’élève et un enseignant témoignent des interventions brutales menées par des gendarmes dans des établissements scolaires du Gers mi-novembre. Et s’étonnent de l’absence globale de réactions autour d’eux. Un nouveau conformisme ?
dans l’hebdo N° 1030 Acheter ce numéro
Il aura fallu le témoignage d’une élève de 14 ans, Zoé, fouillée par des gendarmes dans son collège de Marciac (Gers), le 19 novembre, et le courage de ses parents. Il aura fallu aussi le coup de gueule d’un professeur du centre d’apprentissage de Pavie (Gers) pour que certaines langues se délient et racontent l’opération d’intimidation menée deux jours plus tôt dans cet établissement. Mais ils sont rares à s’exprimer sur ce sujet dans les écoles et commune concernées. Comme si l’incursion de gendarmes armés à l’intérieur des classes, lançant leurs chiens à l’attaque des cartables pour y trouver de la drogue, avait tétanisé tout le monde.
« Les gens craignent de prendre la parole, veulent témoigner dans l’ombre, confie Joël Rambeau, responsable FSU. Ils ne veulent pas se faire remarquer. On dirait que la majorité intègre ce type d’incident, comme si c’était normal. Au syndicat, nous redoutons qu’on finisse par accepter ce genre d’interventions odieuses. Si les parents de Zoé l’ont incitée à parler, c’est qu’ils étaient motivés. Si le prof de Pavie s’est manifesté, c’est parce qu’il est l’animateur local du Réseau éducation sans frontières [RESF] avec sa femme. Ce sont des gens qui n’ont pas peur. Les autres font le dos rond. »
C’est bien le sentiment de Marie, la mère de Zoé : « Comme personne ne réagissait à ce qui s’était passé au collège, les enfants n’osaient pas parler. Il n’y a que les gens à la marge qui se sont risqués. C’est une forme de nouveau conformisme : les gens ont peur d’apparaître différents, peur pour leur boulot… Ils se referment, et les difficultés économiques aggravent le repli sur soi. On glisse progressivement dans l’endormissement et dans la peur. Quand j’ai appelé le principal du collège, Christian Péthieu, pour lui demander des explications, il avait l’air ému, il comprenait ma consternation. Puis il a évoqué sa neutralité, son devoir de réserve… »
Christian Péthieu ne répond pas aux journalistes, il ne veut pas faire de vagues et respecte les instructions du rectorat et du ministère : l’affaire est embarrassante, donc profil bas obligatoire. Oubliée cette entourloupe, née d’un accord entre une procureur de la République et un colonel de gendarmerie, qui ont organisé cette intervention en la faisant autoriser par les chefs d’établissement. Sans leur dire, évidemment, qu’il ne s’agirait pas d’une banale conférence sur les dangers de la drogue, comme ils le pensaient. En réponse à ce coup d’éclat : le silence, pour la plupart. Comme si de rien n’était, ou comme s’il fallait courber l’échine.
À Marciac, il en est un qui parle : Jean-Louis Guilhaumon. Longtemps principal du collège, il est aujourd’hui maire de la commune, vice-président du conseil régional, retraité de l’Éducation nationale depuis un mois, et plus que jamais passionné par le festival de jazz de Marciac, dont il est le fondateur et organisateur. « En tant qu’élu et que citoyen, j’ai condamné cette affaire, déclare-t-il. Mais, sur le coup, personne ne m’avait rien dit. J’ai tout appris après les événements, en lisant le texte de Zoé. Je ne comprends pas l’attitude des gendarmes. Si le Gers était la plate-forme française du trafic de drogue, ça se saurait ! » Dans la cour du collège, un enseignant qui supplie qu’on ne divulgue pas son nom a entendu un gendarme expliquer à ses collègues : « Sûr que ces mômes qui jouent de la musique et vont sans cesse à des concerts fument tous du haschish. Mais les profs les couvrent. »
Au centre d’apprentissage de Pavie, Patrick Poumireau faisait cours quand, tout à coup, sans prévenir, quatre gendarmes décidés, accompagnés d’un maître-chien flanqué de son animal, ont fait irruption dans la salle. « Personne ne dit bonjour, personne ne se présente. Sans préambule, le chien est lancé à travers la classe, relate-t-il. Je pose des questions. Pas de réponse. J’insiste. On me fait comprendre qu’il vaut mieux se taire. Les jeunes sont choqués, l’ambiance est lourde. J’ouvre une fenêtre. Un gendarme la referme brutalement. Le chien court partout, mord le sac d’un jeune qui est sommé de sortir, le chien bave sur les jambes d’un autre, terrorisé, sur des casquettes, des vêtements… Il semble détecter un produit suspect dans une poche. Là encore, l’élève doit sortir. J’interviens, on m’impose de nouveau le silence. Des sacs sont vidés dans le couloir, on fait ouvrir les portefeuilles, des allusions douteuses fusent… » Les intrusions ont lieu dans une dizaine de classes. Une trentaine d’élèves sont envoyés dans une salle pour compléter la fouille. Certains sont mineurs. Quelques-uns doivent se déchausser. L’un se retrouve en caleçon. Dans une classe de BTS, le chien fait voler un sac, endommageant un ordinateur. « Tu peux toujours porter plainte ! » , lance un gendarme à son propriétaire. Ailleurs, on aligne les élèves au tableau. Le maître-chien prévient : « Si vous bougez, il vous bouffe une artère et vous vous retrouvez à l’hosto ! ». « Rien ne justifiait une telle descente ! » , s’insurge Patrick Poumireau.
La stupeur et l’effroi ont gagné les élèves. « Une fois les gendarmes partis, tous m’interrogent, reprend l’enseignant. Je reste sans voix. Je comprends maintenant comment des gens ont pu jadis se laisser rafler sans réagir : une telle action scie les jambes. Dans la journée, je n’ai rencontré que quelques collègues indignés. Certains ont même trouvé l’intervention normale, d’autres souhaitable ! J’ai 50 ans, vingt ans d’enseignement : je n’ai jamais vu ça ! »
Ce qui a frappé cet enseignant, au-delà de la légalité de l’intervention ? L’attitude des gendarmes : « Impolis, menaçants, méprisants. » « Ils sont sortis d’une classe où il n’y avait que des garçons en jetant : “Salut les filles !” Ils les ont félicités d’avoir “bien caché leur came et abusé leur chien”, rapporte encore Patrick Poumireau. Les gendarmes devraient accompagner les gens et les soutenir. Au lieu de ça, investis d’un drôle de pouvoir, ils débarquent, comme des cow-boys, et terrorisent les jeunes ! »
À Marciac, la mère de Zoé dénonce aussi la violence de cette action et s’offusque : « Je comprends mal l’absence de réaction des professeurs. Comme s’ils intériorisaient une culpabilité. Par crainte, on ne donne plus son avis, on attend de voir ce que pensent les autres. Ça a été un choc pour les adolescents. Ils étaient bouleversés. » Ce qui n’empêche pas des parents, exigeant l’anonymat, d’affirmer que ce genre d’intervention est un bon outil de lutte contre l’usage de drogues, et « une bonne leçon » . Un père de famille trouve que la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE) a exagéré dans son communiqué dénonçant une « dérive sécuritaire ».
La loi du silence a failli fonctionner. La procureur qui a autorisé les faits s’est justifiée en évoquant sa volonté de provoquer une « bonne insécurité ». Xavier Darcos, ministre de l’Éducation, a trouvé l’expression « choquante », mais cela ne l’a pas empêché de faire parvenir au personnel la consigne de se taire. La manifestation prévue devant le collège de Marciac pour le 5 décembre, soit seize jours après les faits, a été curieusement annulée au dernier moment.
(1) Voir courrier des lecteurs de Politis n° 1029.