Les petits de la pieuvre

Deux documentaires sur la mafia, affaiblie par l’arrestation de parrains mais toujours apte à renaître.

Jean-Claude Renard  • 11 décembre 2008 abonné·es

Historiquement, les origines de la mafia en Sicile sont à l’image de l’organisation clandestine, difficiles à cerner. Probablement, elle naît au milieu du XIXe siècle, en opposition à toute idée de soumission à un État central. Son nom relèverait d’un terme arabe, « mûafât », signifiant courage et protection. D’un rôle de résistant, la mafia s’est inscrite dans la criminalité, au service d’intérêts privés, soudoyant juges, policiers et politiques, pratiquant le racket (le pizzo en italien) tout en endossant le titre d’« honorable société », apparentée à une famille (au sens large du terme), avec ses règles et ses codes d’honneur. Un État dans l’État. Et plié aux soubresauts de l’histoire. En réaction contre Mussolini, voulant tout régir, plus tard en s’associant aux Alliés, puis en investissant les milieux économiques et politiques. Aujourd’hui, elle jouit des années Berlusconi, adepte du clientélisme, favorisant de fait le capital de la mafia (l’un des bras droits du Cavaliere, Marcello Dell’Utri, a été condamné à neuf ans de prison pour association mafieuse), et opérant maintenant des coupes franches dans le budget de la justice sur la frange de la lutte antimafia.

D’une arrestation à l’autre, Riina en 1993 et Provenzano, le parrain des parrains, en 2006, après quarante-trois ans de cavale, l’Honorable Société paraît affaiblie. Elle parvient encore à se tailler des monopoles dans le béton, le transport, les agrumes. Internet est aussi un moyen de blanchir l’argent sale, tout comme la construction du gigantesque pont au-dessus du détroit de Messine, reliant l’île à la péninsule, d’ores et déjà perçue comme une nouvelle manne financière (les fabriques de sable, le transport de détritus, de l’approvisionnement des chantiers). De quoi « faire bouillir la marmite pour tous », selon l’expression du milieu.

Avec Halte à la mafia, revenant d’abord aux sources, puisant dans l’histoire, lointaine et proche (notamment l’assassinat des juges Falcone et Borsellino, en 1992), Jorge Amat livre la parole à toute une société civile qui aujourd’hui s’élève contre les vieilles pratiques. Commerçants, industriels, agriculteurs, entrepreneurs, restaurateurs, édiles locaux, comme Rosario Crovetta, maire gay et communiste de Gela, ou encore les membres du mouvement palermitain Addio Pizzo. Non sans risque. Beaucoup vivent sous protection permanente. Pour une rébellion primordiale, rappelle un magistrat : la mafia ne pourra être vaincue que si les efforts de l’État, à travers la police et la justice, sont relayés par une mobilisation de la société civile.

Un tantinet embarrassée ou pas, la pieuvre sicilienne s’est vue voler la vedette médiatique par la N’drangheta, la mafia calabraise. Une autre société, unie par les liens du sang, où chaque famille détermine les alliances, implantées jusqu’au nord de l’Italie, ailleurs en Europe (le massacre de six ressortissants italiens, à Duisbourg en août 2007, le rappelle violemment). Rares sont les repentis dans ce modèle familial, pas vraiment enclin à balancer un frère, un oncle ou un père, sinon ceux qui ont participé ici au film d’Agnès Gattegno, Main basse sur l’Europe, pour en décortiquer le mode de fonctionnement. Un mode qui profite largement de l’unification politique et économique de l’Europe pour s’engraisser. Tandis que celle-ci ne se résout toujours pas à unir ses forces contre les mafias, qu’elles soient sicilienne, calabraise ou napolitaine. Dans ce fatras, on comprend que la vie de Roberto Saviano, auteur du roman Gomorra sur la mafia napolitaine, ne tient qu’à un fil (de rasoir).

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