L’injustice au pouvoir
En partant de l’exemple de la réforme du statut des intermittents du spectacle, Maurizio Lazzarato montre comment les attaques néolibérales rendent la société inégalitaire.
dans l’hebdo N° 1032-1033 Acheter ce numéro
Que penser d’un ministre de la Culture qui déclarerait : « Il y a trop d’intermittents, trop de compagnies, trop de spectacles, trop d’artistes » ? La raison d’être de son ministère n’est-elle pas de se réjouir et d’encourager une telle situation ? Cette curieuse phrase a pourtant été prononcée par Jean-Jacques Aillagon, alors ministre en fonction rue de Valois, en 2003, au moment où était lancée la « réforme » de l’assurance chômage des intermittents du spectacle, voulue par le Medef et le gouvernement Raffarin, et bientôt acceptée par la CFDT.
Un dur et long conflit s’engageait alors du fait de la forte mobilisation des intermittents, conflit qui allait s’étendre de juin 2003 à avril 2007. Cette « réforme », véritable prototype néolibéral du genre, préparée notamment par Denis Kessler et François Ewald, à l’origine de la fameuse « refondation sociale » souhaitée par le Medef, théorisée au préalable par le premier dans un article paru à l’automne 1999 dans la revue Commentaire et intitulé « L’avenir de la protection sociale », allait être imposée aux intermittents par le représentant du syndicat patronal au sein de l’Unedic, Denis Gautier-Sauvagnac, mis en examen depuis (en 2008) pour « fluidification des relations sociales » (sic), c’est-à-dire des distributions d’argent à certains syndicats et hommes politiques. Malgré une lutte âpre et prolongée, les intermittents, on le sait, perdront la bataille et par conséquent un certain nombre de leurs acquis. La réforme d’un système d’indemnisation quasiment unique au monde, qui garantissait auparavant une qualité de vie et de travail aux artistes et, plus largement, aux professionnels de la culture et du spectacle en leur permettant de se former, se cultiver, se reposer de rythmes de travail généralement harassants, et de progresser grâce aux périodes d’indemnisation, a alors eu pour conséquence, outre de réduire la durée de celles-ci, d’exclure un grand nombre d’entre eux de ce régime protecteur.
Pendant l’année 2006-2007, c’est-à-dire durant les derniers mois de leur combat, une « Université ouverte » organisée par la Coordination des intermittents et précaires d’Île-de-France a été le lieu de discussions sur une enquête réalisée en 2004 par des chercheurs du CNRS et de la Sorbonne [^2]. Ces débats s’appuyaient en outre sur la lecture du célèbre Cours de Michel Foucault au Collège de France de l’année 1978-1979, N aissance de la biopolitique [^3], où le philosophe avait perçu les premiers effets d’un néolibéralisme encore au tout début de son emprise idéologique.
Ses concepts et son argumentation apparaissaient aux participants de cette réflexion collective particulièrement féconds pour analyser une bonne part des caractéristiques de l’attaque néolibérale qu’ils subissaient. En effet, la réflexion foucaldienne sur le néolibéralisme se trouve être au cœur – et pour chacun des « camps » – de ce conflit : d’un côté, Foucault est une ressource pour résister au projet patronal, de l’autre, François Ewald, ancien élève du philosophe et éditeur de ses écrits posthumes (dont le cours suscité), et Denis Kessler, ex-numéro deux du Medef, se sont sans aucun doute inspirés, avec un objectif opposé, de ses analyses du néolibéralisme pour mieux l’imposer avec force stratégie.
Cet « étrange concours de circonstances » est pointé par Maurizio Lazzarato, qui fut l’un des maîtres d’œuvre de l’enquête, statistique et qualitative, menée par l’équipe Isys (Innovation-Systèmes-Stratégie) du Centre d’économie de la Sorbonne, et dont il signe, avec Antonella Corsani, la publication remaniée. Aujourd’hui, en portant un « regard légèrement décalé » sur ce précédent travail, il propose, dans un nouvel ouvrage succinct mais incisif, une réflexion particulièrement brillante sur les enseignements de cette lutte des intermittents et précaires, qui est selon lui un bon « analyseur du changement de paradigme du capitalisme que nous sommes en train de vivre ».
Le Gouvernement des inégalités observe en effet, à partir de ce conflit, combien la logique néolibérale est parvenue à pénétrer la plupart des relations sociales, détruisant les systèmes de protection sociale hérités du « pacte fordiste » et fragilisant ainsi l’ensemble des individus dans leurs existences mêmes. Car, pour l’auteur, cette politique est d’abord une « revanche sur le New Deal et sur le compromis que les “possédants” ont été contraints de passer avec les classes non-propriétaires », compromis qui a nourri une véritable « haine de classe des libéraux, tel Friedrich Hayek » . Et de fait, ils sont aujourd’hui parvenus, aux États-Unis tout du moins, à effacer complètement les effets des politiques keynésiennes puisque les inégalités y ont retrouvé leur niveau de… 1928 !
Durant les années 1990, les coordinations successives des intermittents avaient proposé d’étendre à toutes les personnes précaires du pays le système d’indemnisation dont ils bénéficiaient, afin de mutualiser ainsi les risques pour les plus vulnérables et de redistribuer autant que possible les revenus. C’est une des raisons qui expliquent la volonté intangible du patronat, soutenu par le gouvernement de droite, de casser ce régime favorable aux salariés. L’argumentation de ces « réformateurs » fut comme d’habitude son coût, censé n’être pas supportable encore longtemps. Or, à la lecture de l’enquête et du présent ouvrage, on découvre que le nouveau système, qui a exclu nombre d’anciens bénéficiaires et réduit la durée et souvent le montant des allocations pour les plus modestes de ceux qui les perçoivent encore, se révèle « coûte[r] plus cher » , en augmentant les inégalités entre intermittents et, surtout, « favorise[r] les abus des employeurs » ! En fait, c’est surtout le modèle contenu par le système ancien – ou sa « philosophie », pourrait-on dire – qui était tout simplement insupportable aux tenants de la « réforme », patronat et gouvernement en tête, promptement rejoints par la CFDT. Il s’agit en effet d’un « enjeu politique » doublé d’une « opération de pouvoir » : en développant le « modèle de l’assurance individuelle » , il s’agit de remplacer partout où c’est possible celui de « la mutualisation des risques ». Plus largement, la politique néolibérale, en démultipliant les types de contrats de travail, les modes d’insertion, de requalification, de formation, d’indemnisation, d’accès aux droits (sociaux) et aux minima sociaux, use d’une véritable « technologie sécuritaire de gestion des disparités » qui permet de « fragiliser non seulement l’individu, mais aussi toutes les positions sur le marché du travail ».
S’inspirant des analyses de Foucault sur la « société sécuritaire » , mais aussi de certains concepts de Deleuze et Guattari, l’ouvrage de Maurizio Lazzarato propose une lecture globale, à partir de l’exemple paroxystique de la « réforme » de l’assurance chômage des intermittents, de la société inégalitaire induite par les attaques néolibérales, où chaque travailleur est appelé à se penser en tant que « capital humain » , voire à se comporter comme une « sorte d’entreprise » . Les inégalités et l’insécurité engendrées par le modèle social proposé par le néolibéralisme, où la concurrence investit toute la vie des individus, engendrent en fait une société où l’autre est toujours « un rival, un ennemi qu’il faut vaincre » . Avec pour conséquence que « la généralisation du marché, de la concurrence et de la logique de l’entreprise à toutes les relations sociales est une généralisation de la méfiance et de la peur de l’autre » . Une peur que tous connaissent : celle de perdre son travail, son logement. Un récent sondage avait montré que la peur de devenir SDF concernait près de la moitié de la population française. Un bon nombre d’intermittents sont sans doute parmi eux. Bienvenue dans ce monde de rêve où le néolibéralisme triomphe !
[^2]: Elle a donné lieu à une remarquable publication en mai 2008 : Intermittents et précaires, Antonella Corsani et Maurizio Lazzarato, Éditions Amsterdam, 240 p., 18 euros
[^3]: Coédition Le Seuil-Gallimard, « Hautes Études », 2004.