Négocier avec la honte
Vingt-sept ans après sa sortie en salle, « Allemagne, mère blafarde », d’Helma Sanders Brahms, retrouve le grand écran. Un film noir qui dit la douleur d’une génération à vivre avec le passé proche.
dans l’hebdo N° 1030 Acheter ce numéro
Un drap frappé de la croix gammée, des insectes pullulant dessus. Un soir de garde pour un planton nazi, avalant une saucisse. Avant de faire l’amour, on déplace le portrait d’Hitler, parce qu’il faut « le Führer au-dessus du lit pour bien réussir nos enfants » . Les discours hitlériens éructés à la radio. L’hésitation à adhérer au Parti, la montée des SA. Voilà pour le décor. L’Allemagne des années 1930. Et, à l’intérieur, la rencontre entre Hans et Lene, le mariage qui suit, et la guerre aussitôt après. Hans est envoyé sur le front, au cœur de chambrées de soldats braillards, et laisse seule sa femme, bientôt mère d’une petite fille, Anna. L’histoire amoureuse est un prétexte, qui revient à l’occasion des perms du soldat Hans. Allemagne, mère blafarde, au titre évocateur, est le destin tragique d’une jeune femme dans l’Allemagne nazie, saisie dans les tourments de la grande histoire, des années noires au redressement douloureux.
« Allemagne, mère blafarde » conte le destin tragique d’une jeune femme dans l’Allemagne nazie. DR
Sorti en 1981, le film a connu un succès important (moins outre-Rhin qu’à l’étranger), inscrit dans le nouveau cinéma allemand, dans la lignée des Rainer Werner Fassbinder, Werner Herzog, Volker Schlöndorff et Wim Wenders. Helma Sanders Brahms n’en était pas à son coup d’essai, avec déjà plusieurs reportages et documentaires à la fibre sociale, des fictions de la même veine ( Sous les pavés, la plage ; les Noces de Shirin ). Il n’empêche, Allemagne, mère blafarde demeure le plus connu de ses films. Peut-être le plus abouti aussi.
Probablement parce que la réalisatrice a mis sa peau sur la pellicule. Le film, alignant le plus souvent des plans remarquables, s’affiche autobiographique, de façon explicite. Et dans ce récit, la petite Anna n’est autre que la fille de la réalisatrice, elle-même née un jour de novembre 1940, expulsée sous le mugissement d’une sirène d’alerte. Tandis que l’aviation pilonne la campagne alentour, l’accouchement, cru et violent, se vit comme un champ de bataille. « Tant de choses à voir étaient déjà détruites » , commente la narratrice sur sa propre naissance.
En voix off, le « je » narrateur d’Anna accompagne le film. Un « je » dessinant la débrouille d’une mère courage. Toujours à la peine surmontée, toujours en ressources dans le bazar ambiant, sa maison détruite, circulant dans les fabriques abandonnées aux allures de camps, avec ses cheminées hautes. De quoi refuser la propagande mais cependant sans rébellion (au tout début du film, elle tire les rideaux quand une certaine Rachel Bernstein est violemment agressée devant ses fenêtres). En face d’elle, Hans a valeur de synecdoque. Il n’est pas nazi. Il n’adhère pas au Parti. Il laisse faire. Incorporé, il participe à l’exécution sommaire de civils, de résistants, pactise avec des bourgeois berlinois joliment tirés d’affaire, opportunistes. Un passif. Au diapason de millions d’autres Allemands. « Tombé dans le panneau », décrépi, qui vite assène le discours ambiant : « Vaincre ou sombrer. Voilà qui est digne d’un Allemand. » Après quoi, la chape de plomb. Après quoi, il faut vivre avec l’horreur commise. Assumer. Oublier pour y survivre. Motus. Foin des manuels d’histoire, mais négocier avec la mémoire, avec sa honte, quand on a survécu à l’histoire.
C’est ce que ne parvient pas à vivre Lene, et moins encore sa fille. Parce qu’il n’y a que la génération suivante, née dans la guerre, qui a pu exprimer les premiers mots. Des mots que seul un écrivain d’exception comme Brecht avait alignés dès 1933, donnant le titre du film : « Ô Allemagne, mère blafarde ! Comment tes fils t’ont-ils traitée pour que tu deviennes la risée ou l’épouvantail des autres peuples !… »
Sûre de son sujet, la réalisatrice glisse subtilement des images d’archives dans la fiction (vues aériennes sur l’Allemagne en flammes, les bombardements, les soldats tués sur le front de l’Est, une foule berlinoise au sortir d’un métro). À travers le récit de Lene, Helma Sanders Brahms livre donc le portrait d’une blessure, vue de l’intérieur. La mort d’Hitler creuse le lit du film (comme celui de l’Allemagne). Suivront de longues traversées au milieu des ruines, des bâtiments écroulés, désertés, des décombres, dans les paysages désolés, le viol par des soldats alliés ( « le droit du vainqueur » ) sous le regard de la gamine, la déchirure du couple, la honte et le mal-être de Lene, les déblaiements sans fin. Il faut bien reconstruire l’inconstructible. La paralysie faciale de Lene, brutale, concentrant en elle seule terre mère, mère patrie langue maternelle, mais encore la mauvaise conscience d’un peuple, cette paralysie faciale provoquant la difformité de tout un côté du visage se veut évidemment l’illustration d’une Allemagne avant et après, définitivement meurtrie.