Un euro peut en cacher d’autres
Les offres de téléphones portables et autres produits quasiment offerts pullulent. Un leurre dont le consommateur paye finalement le prix, tandis que le coût réel de la production des biens tend à être nié.
dans l’hebdo N° 1032-1033 Acheter ce numéro
Oh, la belle affaire : contre une simple piécette d’un euro, repartez avec un téléphone mobile flambant neuf, voire, depuis quelques mois, un ordinateur ultraportable dernier cri. Plus fort encore, ça marche aussi avec des consoles de jeux, des téléviseurs à écran plat et même un billet d’avion ou un pack caméscope numérique de grande marque plus téléphone mobile. La valeur marchande du « cadeau » peut atteindre 500 euros. Incroyable mais vrai. Il y a cependant une contrepartie, qui apparaît de plus en plus discrètement sur les affiches et prospectus : il vous faut souscrire un forfait téléphonique, à partir de 23 euros mensuels, pour une durée d’un an, ou plus souvent deux, auprès d’un opérateur. Soit, au final, 276 à 552 euros minimum à débourser.
« Il s’agit d’un système de subvention des téléphones assez ingénieux mis en place par les opérateurs, explique Cyril Brosset, journaliste au magazine Que choisir. Ils achètent les téléphones en gros et les revendent à leurs clients à un prix avantageux, voire à un euro. Le but étant de gagner de nouveaux clients et de se rattraper sur le prix des forfaits. » Ces derniers, au coût exorbitant par rapport à nos voisins européens, sont imposés au moment de l’achat du portable à un euro. « On subventionne le mobile et on se paye sur le prix du forfait et des SMS et sur l’engagement du client » , confirme un salarié d’un des trois grands opérateurs de téléphonie mobile. Le prix symbolique payé n’est pas présenté comme un coût pour s’approprier un bien, mais comme un accès vers une kyrielle de services, utiles ou non (chaînes TV sur un écran minuscule, catalogues interminables de sonneries, etc.) Dans tous les cas, « on finit par payer son appareil à un moment ou à un autre, en une sorte de paiement différé » , précise Cyril Brosset. Grâce à un mécanisme assimilable à du crédit déguisé.
Peu regardante sur cet artifice marketing à succès, la loi n’interdit pas de profiter d’une multitude d’offres à un euro, au risque de favoriser l’endettement. Cas théorique extrême : pour 10 euros, un consommateur peut très bien remplir sa hotte de Noël avec un téléphone, un caméscope, une télé, une console de jeux, un aller-retour vers les États-Unis et encore autant de « cadeaux » divers. Avec, dans le même temps, au moins 230 euros mensuels de forfaits à régler pendant un ou deux ans…
Autre écueil apparu avec le gratuit, dans la téléphonie ou ailleurs : le consommateur devient réticent à payer le vrai prix d’un bien, celui induit par le travail nécessaire à sa production. « À force de faire croire qu’on offre tout, lorsqu’il s’agit de payer, comme pour la musique par exemple, cela peut poser problème. Les opérateurs et les marques se tirent peut-être une balle dans le pied » , estime Cyril Brosset. « Notre rapport à la propriété a beaucoup changé , analyse un professeur de sociologie et de communication à Paris. La matérialité des choses a été littéralement gommée. On ne songe pas à l’écrasement des prix et à la compression de la force de travail parce qu’il n’y a plus d’ouvriers dans la conscience collective. À la rentrée, les journaux titrent “Les Français retournent au bureau”, en oubliant que sept millions de Français vont à l’atelier, aux champs ou à l’usine. On est dans le déni de l’appareil de production. On nie toute une catégorie sociale en oubliant que le téléphone qu’on achète pour presque rien a été produit par quelqu’un. » Cette dématérialisation « terrifiante » devient alors « un formidable outil de promotion pour justifier la pression sur les salaires. Vu que ça “n’existe pas”, tout coût de production est vécu comme excessif, donc à compresser au maximum » .
Le processus n’a cependant rien de nouveau. « Les marques jouent depuis longtemps sur les cadeaux offerts lors de l’achat d’un objet ou d’un abonnement. On se souvient du “cadeau Bonux”, qui a été un grand promoteur de ce processus de vente » , rappelle Caroline de Montety, maître de conférences au sein du département marketing, publicité, communication du Celsa, à Paris. « Ce qui rend le phénomène particulièrement visible aujourd’hui, c’est son application à des productions culturelles très populaires » , comme les journaux gratuits ou les contenus proposés sur Internet par des médias, des marques ou des individus. « Internet a été un facteur prépondérant de cette explosion du contenu affiché comme gratuit, soit du contenu promotionnel, échangé, offert ou même parfois volé » , confirme Caroline de Montety.
Vu à la fois comme « tentation et provocation » , le zéro euro ou presque de la téléphonie mobile utilise un argument « auquel il est difficile de résister » dans une relation de pseudo-don, façon d’engager celui qui le reçoit dans un rapport de réciprocité. Mais la banalisation de la pratique dévalorise ce qui est « offert », d’autant que les consommateurs agissent selon leurs intérêts et leurs désirs. Et pourraient très bien, demain, se détourner de l’astuce trouvée par les marques pour leur faire bourse délier sans en avoir l’air. Les ingrats.