Contagion

Denis Sieffert  • 29 janvier 2009 abonné·es

Éternelle question : pourquoi la tragédie palestinienne mobilise-t-elle les consciences plus que le sort tout aussi tragique des Tchétchènes, et bien davantage que la colonisation du Tibet ou la condition des Zimbabwéens sous la férule du dictateur Mugabe ? On peut gloser éternellement sur cette injustice dans l’injustice : les Palestiniens sont en effet les damnés les plus célèbres du monde. Les Tchétchènes, dans leur malheur, ne bénéficient même pas de cette « centralité ». Et il est probable que l’attention que nous leur portons protège les Palestiniens du pire. Même si nous n’avons peut-être jamais été plus près du pire qu’en ce mois de janvier à Gaza. Des sots et des propagandistes patentés ont leur explication : ceux qui se mobilisent en faveur des Palestiniens sont mus par leur haine des juifs. Les tenants de ce discours savent ce qu’ils font : ils assimilent Israël, son gouvernement, son armée, aux juifs du monde entier. Ils commettent le crime moral qu’ils prétendent dénoncer. Ils s’exposent en outre à une réplique exactement symétrique, jusque dans sa sottise, qui expliquerait le soutien à Israël par la haine des Arabes. L’explication est en vérité à la fois historique et sociologique. L’Europe, et singulièrement la France, ont une longue histoire commune avec ce Proche-Orient longtemps convoité. Sans même remonter aux croisades, il suffit de se souvenir, comme le dit fort justement l’historien Henry Laurens, que « la Révolution française qui a commencé avec la Déclaration des droits de l’homme s’est terminée en expédition coloniale » , en Égypte et à Saint-Jean d’Acre.

L’implication politique, économique et culturelle de la France dans cette région n’a jamais cessé depuis. Et il est vrai que ce conflit sensibilise de par le monde des populations juives ou arabes qui dépassent de beaucoup les peuples d’Israël et de Palestine. Et la France, qui compte la plus importante communauté juive d’Europe, mais aussi la plus importante communauté arabe, est tout naturellement traversée par ces passions. La centralité du conflit est donc une telle évidence qu’il est navrant d’avoir une nouvelle fois à l’expliquer. Lorsque, par contagion, les haines atteignent notre société, nous savons donc qu’elles sont la conséquence d’un conflit irrésolu, et qu’elles ne lui préexistent pas. La preuve en est que les actes antisémites (mais aussi certaines agressions contre des Maghrébins) se multiplient ici chaque fois que la violence s’exacerbe là-bas. Il n’y a donc pas de causes endogènes, mais des causes politiques. C’est sur ces causes qu’il convient donc d’agir. Il n’y aurait pas de pire pédagogie que d’interdire les manifestations de soutien aux Palestiniens, ou de les délégitimer en criant à l’antisémitisme, comme certains s’y sont essayés au cours des dernières semaines. Enseigner l’indifférence ou désapprendre la solidarité au prétexte que nous ne sommes pas à Gaza n’est pas de bonne pédagogie. Apprendre à détourner le regard quand les bombes pleuvent sur une population civile n’a guère de vertu. Et disqualifier une manifestation de cent mille personnes parce que Dieudonné s’est mêlé un instant au cortège relève de la malhonnêteté.

Cela dit, rien n’exonère les manifestants de leur devoir de vigilance. Nous avons assez écrit ici que les mots de la propagande israélienne précèdent les bombes pour veiller à notre propre vocabulaire. Ainsi, un massacre n’est pas un génocide. Parler de génocide, outre que cela est tout simplement faux, ce n’est pas viser Israël, c’est viser les juifs. C’est vouloir les piéger dans une contradiction qui n’existe pas. La colère qui résulte du sentiment de l’impuissance ne doit pas nous détourner de la caractérisation de ce conflit comme conflit colonial. Dire cela, c’est se souvenir que d’autres puissances coloniales qu’Israël ont, il n’y a pas si longtemps, commis les mêmes crimes au nom de la même logique. Dire cela, c’est revenir dans l’Histoire. L’imputation de crime de guerre procède de la même volonté de retour au droit. Pour les Palestiniens, pour le monde arabe, pour les Israéliens, pour nos propres sociétés, il faut espérer que des procédures seront entamées, devant une juridiction internationale, contre les généraux et les responsables politiques qui les ont dirigés ou couverts. L’exemplarité du droit doit être universelle. Car, dans ce conflit, c’est de droit qu’il s’agit de bout en bout. Respecter et faire respecter le droit, c’est tout ce que l’on peut demander à la communauté internationale.

Il s’agit bien sûr des résolutions des Nations unies dont l’application permettrait la création d’un État palestinien dans les frontières de 1967. Il s’agit aussi de la reconnaissance des élections palestiniennes de janvier 2006. N’oublions pas que l’Union européenne a commis cette faute impardonnable en avril 2006 de sanctionner non pas un mouvement – le Hamas – mais un gouvernement démocratiquement élu. Après le massacre de Gaza, il semble que l’Europe revienne à davantage de raison démocratique. Il faut parler avec le Hamas non pas pour ce qu’il est, mais pour ce qu’il représente au sein de la population palestinienne. Si Mahmoud Abbas, d’abord, l’Europe et les États-Unis de Barack Obama, ensuite, en viennent à dialoguer avec le Hamas, c’est-à-dire, espérons-le, avec une composante d’un très prochain gouvernement d’union nationale, les lignes peuvent commencer à bouger. Quant au gouvernement israélien, qu’il soit dirigé par Netanyahou, Livni ou Barak, il ne semble guère en mesure de sortir seul de l’enfermement moral dans lequel il s’est lui-même plongé.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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