« Fabriquer le désordre pour mieux rétablir l’ordre »
dans l’hebdo N° 1037 Acheter ce numéro
Vous publiez un livre intitulé « L’ennemi intérieur ». De qui s’agit-il ?
Mathieu Rigouste / Tout pouvoir a besoin de mettre en scène son autorité. L’ennemi intérieur est ce personnage mythologique dont le sacrifice public doit permettre de dissuader les révoltés potentiels. Mon livre traite de ces figures de l’ennemi intérieur que l’État français, son armée et sa police manipulent depuis les guerres coloniales jusqu’à la mise en œuvre de l’ordre sécuritaire contemporain. J’étudie les liens entre ces figures et les doctrines de contrôle, de surveillance et de répression conçues pour protéger l’ordre en place. J’essaie d’expliquer l’essor d’une technologie de pouvoir consistant à désigner un ennemi intérieur socio-ethnique à la population pour l’amener à sous-traiter le contrôle, à s’autocontrôler.
La lutte contre l’ennemi intérieur s’est d’abord focalisée sur la figure de « l’indigène-partisan ». Les guerres coloniales ont donc été un véritable laboratoire des techniques de contrôle des populations…
Le bouc émissaire est une marionnette anthropologique, son emploi s’observe partout où il existe des formes d’autorité centralisées. Cependant, les guerres coloniales françaises ont été le théâtre d’une véritable révolution dans l’histoire du contrôle des êtres humains : l’invention d’une technologie de terreur d’État systématique et rationalisée, la contre-subversion, employée contre les colonisés pour détruire les « indigènes-partisans » qui se cacheraient parmi eux. La colonie a donc été un vaste laboratoire militaire, et la guerre, un moment durant lequel le pouvoir a pu utiliser les corps de ses « ennemis » et leurs lieux de vie comme terrains d’expérimentation pour reformuler son commandement. Ma thèse consiste à dire qu’on ne comprendra pas le fonctionnement de l’ordre sécuritaire sans étudier les boîtes à outils dans lesquelles il puise, et que l’une d’entre elles, une des principales, encore largement méconnue, a été élaborée lors des guerres contre les populations colonisées.
Vous montrez que la lutte contre la subversion, mise en œuvre au départ dans l’ancien empire colonial, a ensuite « migré » peu à peu vers les secteurs de l’État chargés du maintien de l’ordre. Cette origine coloniale a-t-elle laissé des traces concrètes sur les dispositifs sécuritaires en place encore aujourd’hui ?
C’est le cœur de mon propos dans ce livre. La doctrine de la guerre révolutionnaire ou de la contre-subversion a constitué une doctrine d’État au cours de la guerre d’Algérie avant d’être prohibée officiellement dans l’armée entre 1960 et 1962. La classe politique qui a mis en place les premiers dispositifs sécuritaires dans l’après-1968 pour briser la « subversion gauchiste » y avait été formée, elle en connaissait globalement les rouages et a réemployé certains de ces enseignements. La contre-subversion a ainsi constitué une matrice idéologique dont je montre l’influence tout au long de la Ve République, à travers la mise à disposition d’un savoir consistant à produire médiatiquement un ennemi pour mieux le réprimer, à fabriquer le désordre pour mieux rétablir l’ordre et en tirer des avantages économiques et politiques. Une logique qui réside au cœur de la domination sécuritaire.
Quelles sont les méthodes utilisées par les services de maintien de l’ordre pour « le contrôle intérieur » de la population et des menaces dont elle est supposée être porteuse ?
On peut commencer par citer les montages médiatico-policiers. Par exemple, celui de Tarnac à l’automne dernier, des « islamistes de Folembray » en 1994, ou des Irlandais de Vincennes en 1982, qui, tous, reposent sur un schéma comparable : construire une figure de l’ennemi intérieur (« anarcho-autonome », « islamiste des cités » ou « terroriste rouge »), mettre en scène médiatiquement son écrasement et célébrer la protection de l’ordre et du chef. On peut aussi citer l’hybridation des techniques policières et militaires. Le rapprochement des dispositifs et des personnels chargés du maintien de l’ordre dans les quartiers populaires et du contrôle des foules dans les anciennes colonies relève d’une même grille de lecture : la guerre dans et contre la population. On peut encore parler de la lutte antimigratoire, qui, tout en désignant massivement à la population la « menace portée par les clandestins » et en organisant le spectacle de leur déportation, permet d’insécuriser le sous-prolétariat immigré, d’occuper les esprits durant la destruction des conquêtes sociales et de légitimer la reproduction du système économique et politique.
Qui est « l’ennemi intérieur » en France aujourd’hui ? Comment tente-t-on de le contrôler ?
Le modèle sécuritaire s’applique à la population en général et aux classes populaires en particulier. S’il s’efforce officiellement de réduire des « ennemis intérieurs » qu’il désigne, voire fabrique, lui-même, ce n’est pas tant pour les détruire que pour justifier un schéma de contrôle global des opprimés. En France comme dans d’autres pays, nous assistons à la convergence du spectacle et du commandement, c’est-à-dire une forme de pouvoir conçue autour d’une gestion rationnelle, systématique et rentabilisée de la peur et du désir de sécurité.
Il ne s’agit pas de soumettre la menace que l’on désigne mais de circonscrire une population « potentiellement nuisible » pour l’encadrer en prévision du pire : les musulmans censés verser dans l’islamisme, les pauvres supposés naturellement enclins à la délinquance et au crime, les insoumis et les révolutionnaires considérés comme des terroristes en puissance…
L’apport de la doctrine de la contre-subversion à l’idéologie sécuritaire consiste à considérer la population dans son ensemble comme susceptible de produire des « ennemis d’État » et à vouloir l’en immuniser.