La banque des pauvres veut s’enrichir
Microcrédit. Fleuron de l’économie solidaire, l’Association pour le droit à l’initiative économique est lancée dans une course à la productivité qui suscite quelques remous.
dans l’hebdo N° 1037 Acheter ce numéro
Officiellement, tout va bien pour l’Association pour le droit à l’initiative économique (Adie), principale organisation de microcrédit en France. Celle qu’on surnomme « la banque des pauvres » aide « des personnes exclues du marché du travail et du système bancaire classique à créer leur entreprise grâce au microcrédit » et espère doubler son activité d’ici à 2010. Maria Nowak, ex-conseillère à l’économie solidaire de Laurent Fabius, alors ministre de l’Économie, cumule prix et médailles pour son action en faveur du microcrédit.
Les nouveaux objectifs de l’Adie l’apparentent de plus en plus au modèle bancaire classique. Jupiterimages
Mais, dans les coulisses, des salariés et des bénévoles, certes peu nombreux, expriment discrètement, par peur de représailles, leurs états d’âme sur les objectifs très commerciaux fixés par ce symbole de l’économie sociale et solidaire. Une ambiance qui nuance la médiatisation, qui bat toujours son plein. « Il est rare qu’un outil économique soit aussi peu critiqué, relève Jean [^2], un ex-conseiller salarié ayant exercé en Bretagne. L’Adie provoque un consensus large, la gauche vantant son objectif social en direction des exclus du système bancaire, la droite soutenant l’encouragement à l’initiative économique, d’où qu’elle vienne. »
Ce consensus plaît aux dirigeants d’entreprises du CAC 40, dont certains ont inspiré la nouvelle stratégie commerciale de l’Adie. Parmi eux, Frédéric Lavenir, DRH du groupe BNP-Paribas, vice-président du conseil d’administration de l’association, Bernard Vignier, ancien dirigeant de filiale, « membre du comité exécutif » des Galeries-Lafayette, coordinateur national des bénévoles, et François Villeroy de Galhau, PDG de Cetelem (groupe BNP Paribas), un des administrateurs délégués. Cetelem, spécialiste du crédit à la consommation, « apporte à l’Adie son appui dans la mise en place de procédures s’inspirant des bonnes pratiques bancaires mais adaptées à une clientèle spécifique ».
Quelles sont ces bonnes pratiques ? Elles figurent dans une nouvelle stratégie détaillée dans deux documents internes [^3] de « la banque des pauvres » qui suscitent des remous. Des conseillers s’étonnent de la nouvelle sémantique, faite de « segments de marché », de « taux de pénétration de l’Adie » , de « politique de produit » et de « package crédit-accompagnement ». « Nous avons pour mission d’être productifs » , s’inquiète Daniel, un conseiller en activité. « Il est demandé de faire la promotion des ventes, avec, parfois, des offres spéciales limitées dans le temps, précise Jean. Mieux, il s’agit de vendre dans la galerie marchande d’un centre commercial un produit d’une grande marque qui verse une partie du bénéfice de chaque produit à l’association. » En résumé, l’Adie passe désormais à une « stratégie client » , et à la recherche de la couverture des coûts par les pauvres eux-mêmes.
Ainsi, de 5,2 % en 2005, le taux d’intérêt des prêts destinés aux précaires est passé à 9,71 % en 2008. Le « client » doit aussi s’acquitter des frais de dossier nommés « contribution de solidarité » à hauteur de 5 % du montant du prêt, et trouver une autre personne physique susceptible de s’engager sur le papier à verser une caution fixée à 50 % du montant du prêt plafonné à 6 000 euros. Le client doit en effet rembourser son échéance mensuelle quoi qu’il arrive. « Des responsables de l’association nous ont expliqué que les clients n’ont pas le choix car ils sont refusés par les banques » , ajoute Jean. Ce qui lui fait dire que les conseillers, « pensant être acteurs du développement local et de l’insertion dans leur département, sont aujourd’hui devenus de simples commerciaux. L’Adie duplique, pour une bonne part, le modèle bancaire classique, même si la direction s’en défend » . Et à quel prix !
Les nouvelles méthodes adoptées par l’Adie ont entraîné une course à la productivité en raison de la future concurrence des banques, notamment de la Banque postale, sur ce marché de la pauvreté. L’association prône ainsi une individualisation du travail en liant rémunération et résultats, pour « récompenser les collaborateurs les plus performants ».
Cela a suscité un malaise social qui s’est traduit en janvier 2008 par la grève d’une poignée de salariés, la première dans l’histoire de l’association. Depuis, les témoignages critiques se sont multipliés. « Il n’y a aucun dialogue social dans l’Adie, assure Daniel. Et le turn-over a augmenté en 2008. Ceux qui ne sont pas d’accord avec les orientations de l’Adie partent. » Comme le dit Jean : « Le métier de conseiller Adie est devenu une machine à faire du prêt. Une époque se clôt, et les tenants de “l’ancien temps” sont affectueusement surnommés les “poètes de l’Adie.” » Place à l’ère de la « maîtrise du risque ».
[^2]: Les prénoms ont été changés à la demande des personnes contactées.
[^3]: Le premier document interne est intitulé : « Positionnement et stratégie de développement commercial de l’Adie, d’une stratégie de l’offre à une stratégie client ? », décembre 2006. L’autre est un « plan stratégie 2008-2010 », téléchargeable sur le site de l’Adie.