« Le Chant des oiseaux », d’Albert Serra : De l’innocence

Pour son deuxième film, « le Chant des oiseaux », Albert Serra représente
la visite des Rois mages à l’enfant Jésus. À sa manière, primitive et sublime.

Christophe Kantcheff  • 22 janvier 2009 abonné·es

Depuis Honor de Cavalleria, son premier film, Albert Serra travaille sur l’innocence. Hormis celle du nouveau-né ou des tribunaux, l’innocence est difficile à concevoir, sinon comme un sentiment héroïque, absolu, et par conséquent dangereux. Sans doute parce qu’il en propose une vision plutôt qu’une conception, l’innocence, chez Serra, est davantage une affaire de démarche, de gestuelle, de chorégraphie. On ne s’étonnera pas non plus que le cinéaste aille la chercher dans des histoires fondatrices – celle du roman moderne avec le don Quichotte pour Honor de Cavalleria , celle des Rois mages du Nouveau Testament pour son nouveau film, l e Chant des oiseaux. On oserait presque dire que l’innocence – non pas la naïveté – y est à l’état de nature. C’est elle le terreau de ces histoires des débuts.

En voyant le Chant des oiseaux, on songe irrésistiblement aux Onze Fioretti de François d’Assise. Peut-être Albert Serra y a-t-il aussi pensé, en renouant avec le noir et blanc du film de Roberto Rossellini, tourné en 1950. Mais là où Rossellini représentait les moines en une nuée pépiante et virevoltante, Serra voit ses rois comme des pachydermes embarrassés, vieillissants (sauf un) et plutôt taiseux. Il est pourtant question de la même chose dans les deux films : la légèreté de l’âme. Autrement dit, la grâce.

Illustration - « Le Chant des oiseaux », d'Albert Serra : De l’innocence

DR

Une fois cela dit, les réfractaires au spirituel auraient tort de passer leur chemin. Car il n’est pas nécessaire d’avoir l’esprit religieux, ni même la foi, pour être sidéré par le Chant des oiseaux. Il « suffit » d’ouvrir les yeux. De s’oublier un peu. De renouer avec les spectateurs des origines du cinéma, sinon du cinéma des origines. Bref, de se rendre disponible.

Mais cet avertissement est-il bien utile ? Dès les premières images, on est saisi par leur beauté électrisante. De dos, un des Rois mages ­contemple un majestueux paysage de montagne qui s’étale à ses pieds. Puis, le plan suivant, le spectacle s’anime : les trois Rois mages marchent l’un derrière l’autre en zigzag au fond de la vallée, tandis que les variations de lumière, c’est-à-dire des gris de toutes teintes, défilent à grande vitesse sur le versant des monts.

Le film est saturé de ces images hallucinantes, comme sorties d’un rêve entre chien et loup. Sa splendeur est à la fois janséniste et baroque : janséniste, parce qu’elle se déploie dans une économie de moyens et de plans fixes ; baroque, parce qu’elle ne peut manquer de séduire, de fasciner.
Comme Honor de Cavalleria, le Chant des oiseaux est un walkmovie, un film où les personnages ne cessent de marcher. Mais ici les Rois mages savent ce qu’ils vont chercher. Ils scrutent dans le ciel « l’étoile de Bethléem » , telle que la désigne l’Évangile de Matthieu, qui leur montre le chemin vers l’enfant Jésus. Une étoile que les acolytes scrutent dans le ciel entre les nuages, et qui les emmène dans un périple d’autant plus fatigant que ces trois-là ne tiennent pas la forme.

Ils sont souvent perdus dans l’image, petits points au cœur de paysages immenses et nus, en proie à des allers-retours usants et involontaires, à des palabres pour estimer s’ils sont capables d’escalader tel ou tel obstacle. L’équipage ne manque pas de burlesque, mais pas non plus de solidarité et d’enthousiasme (dont le sens premier signifie être relié à Théos, « Dieu » en grec). Ils ont l’innocence de ceux qui avancent en confiance dans des territoires nouveaux. Ces rois bedonnants ont finalement la légèreté des êtres qui se ­sentent en harmonie avec eux-mêmes et avec le monde.

C’est qu’ils ont la foi. Ils approchent de la demeure de Joseph et Marie, cahute isolée, où le couple apparaît désœuvré comme s’il n’était pas encore immergé dans l’Histoire. (Selon certaines interprétations, la visite des mages, représentant les pouvoirs royaux, sacerdotaux et spirituels, peut symboliser la reconnaissance du christianisme comme religion conforme à la Tradition primordiale.) Sur un plan suffisamment large pour les voir tous trois prosternés face à la jeune femme qui porte un bébé dans ses bras, s’élèvent les notes déchirantes du Chant des oiseaux, composé et joué au violoncelle par Pau (ou Pablo) Casals. Le moment est d’un lyrisme radical.
Albert Serra a créé une icône. Littéralement. Un objet religieux qui a le souffle des œuvres primitives. Mais s’il témoigne bien d’une foi, c’est, avant tout, celle du cinéma.

Culture
Temps de lecture : 4 minutes