L’enfer en vers
Art Spiegelman illustre le poème déjanté de Joseph Moncure March.
dans l’hebdo N° 1035 Acheter ce numéro
« Une dragueuse de première. Mais une conversation de basse-cour. À utiliser de nuit plutôt que de jour. » Voilà pour Mae, guincheuse avinée, invitée parmi d’autres de cette Nuit d’enfer . Des tirades pareilles, ciselées et percutantes, Joseph Moncure March en essaime à tire-larigot. Ses vers uppercut, ses images coup-de-poing américain ont marqué les esprits, et non les moindres : Burroughs y a trouvé la vocation ; Spiegelman s’y essaie à l’illustration. À la version de 1968, il a préféré le texte originel, publié en 1928, après deux années passées dans le tiroir pour cause d’obscénité. « Soucieux de ne heurter personne, explique Spiegelman en introduction, March en avait malencontreusement gommé nombre de notations relatives à la couleur ou à la race de ses personnages. » Parmi ces revenants, on trouve deux directeurs de théâtre juifs, rivalisant de dettes, « broyant du noir dans leurs liquettes spleeniques ».
La Nuit d’enfer – en anglais The Wild Party – réunit des noceurs décadents autour d’un couple terrible : Queenie la mangeuse d’hommes, qui en croque « seize par an » , et son mec du moment, Burrs, « Un clown archiconnu. […] Aussi tordant que la damnation éternelle » . Le moment est à l’orgie, à l’excès. D’alcool : « Éclusant, comme on se jette d’un dixième étage sans s’attarder à regarder le paysage. » De cul : « Ils étaient si plein d’ardeur que, les aurait-on/Désossés vivants, ils n’auraient rien senti. » L’ambiance est aussi lourde, déniaisée, interlope que la plume fulgurante, les vers endiablés, chaloupant sur un rythme heurté, hot jazz. Noir et blanc, les dessins de Spiegelman laissent la part belle aux danseurs. Mais ils battent la mesure, discrètement, et s’autorisent des irruptions irrégulières, chatouillent l’imaginaire des années folles, inventent des plans d’appartement, des chairs enlacées, introduisent une réclame au milieu d’une rixe amoureuse. La Nuit d’enfer mérite, comme Kate la rousse, *« une réputation jamais démentie d’ensorceleuse ».
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